III - Lorsque le mirage de l'Orient, déployé magnifiquement à l'horizon, eut tout embelli aux yeux d'Alexandre, ...

Lorsque le mirage de l'Orient, déployé magnifiquement à l'horizon, eut tout embelli aux yeux d'Alexandre, disposé davantage ce monarque à la bonne grâce et à la condescendance, Napoléon reprit et traita vivement les affaires dont le règlement était indispensable pour constituer dès à présent entre les deux empires l'état de paix et d'alliance: il entendait faire préciser ses avantages à défaut de ses obligations. Envisageant d'abord l'Europe en général, puis la Turquie en particulier, on avait posé quelques bases; il restait à constater l'accord par des stipulations écrites.

Pour cette tâche, il semblait que les deux souverains dussent trouver en leurs ministres des auxiliaires désignés, et de fait, dès les premiers jours de leur réunion, ils avaient respectivement nommé leurs plénipotentiaires. Celui de France était tout indiqué: ce fut M. de Talleyrand, appelé en hâte de Koenigsberg. Alexandre proposa M. de Budberg, qui tenait toujours le portefeuille. Napoléon fit à ce choix quelques objections; il craignait que le baron de Budberg, après s'être fait l'instrument d'une politique hostile à la France, n'entrât pas de bonne foi dans la pensée nouvelle de son maître; de toute façon, ce nom allemand lui inspirait quelque défiance. Alexandre fit remarquer que M. de Budberg, né dans les provinces baltiques, était Russe de la même manière «qu'un Alsacien était Français 113»; néanmoins, par un comble d'égards, il n'insista pas, exclut de la négociation son propre ministre, et choisit comme plénipotentiaire le prince Kourakine, son nouvel ambassadeur à Vienne, qui se trouvait au quartier général; on lui adjoignit le prince Lobanof. Kourakine était un vieux courtisan, parfaitement docile, mais dépourvu d'initiative et d'activité: le 2 juillet, il n'avait encore tenu avec notre représentant qu'une seule conférence et, dans une lettre dolente, s'excusait sur ses infirmités de faire attendre Talleyrand 114. En réalité, la discussion entre les plénipotentiaires ne porta que sur des points de détail ou de rédaction, et tout objet d'importance demeura du ressort exclusif des empereurs.


Cette négociation directe ne ressemblait à aucune autre: rien d'apprêté, point d'appareil solennel, point de conférences à jour fixe, point de témoins importuns chargés de tenir la plume: «Je serai votre secrétaire, avait dit Napoléon à Alexandre, et vous serez le mien 115.» On se voyait et l'on conférait à toute heure: des digressions variées, attrayantes, des confidences à coeur ouvert rompaient la monotonie des conversations d'affaires et apprenaient aux deux empereurs à se mieux comprendre, en les faisant se connaître et s'apprécier davantage.

Note 113: (retour) Hardenberg, III, 488.

Note 114: (retour) Archives des affaires étrangères, Prusse, 210.

Note 115: (retour) Hardenberg, III, 490.

Ils avaient pris des habitudes réglées et communes. D'ordinaire, ils se retrouvaient dans le milieu de la journée, chez l'un ou chez l'autre. Si le rendez-vous était chez l'Empereur, on causait de longues heures dans son salon, debout, en parcourant la pièce à grands pas; parfois, on passait dans un cabinet voisin où les cartes étaient étalées; on étudiait la configuration de cette Europe qu'il s'agissait de remanier. Comme délassement à ces laborieuses séances, on avait la promenade, la visite aux troupes, les excursions à cheval aux environs de Tilsit. Le tête-à-tête se rompait alors, et le roi de Prusse reparaissait en tiers entre les deux empereurs. Frédéric-Guillaume s'était résigné enfin à habiter Tilsit, ou, du moins, à y passer une partie de ses journées; il s'y était établi en modeste appareil, avait pris logis dans la maison d'un meunier 116. S'ils l'écartaient de leurs conférences, Napoléon et Alexandre ne pouvaient l'exclure de leur société; ils l'invitaient à les accompagner pendant leurs sorties quotidiennes, et les trois souverains partaient côte à côte, précédant leurs suites confondues.

Note 116: (retour) Hardenberg, III, 480.

A peine hors de la ville, Napoléon mettait son cheval au galop et prenait le train fougueux qui lui était habituel. Alexandre, adroit et gracieux à tous les exercices du corps, se maintenait à son allure; le triste Frédéric-Guillaume, cavalier moins habile, embarrassé de sa personne, «pouvait à peine suivre, ou bien heurtait et gênait sans cesse Napoléon 117». Les Prussiens en souffraient visiblement, et leur attitude douloureuse faisait contraste avec la belle humeur qui régnait dans le reste de l'état-major. Entre Français et Russes, la cordialité s'était vite établie, et si, parmi nos ennemis de la veille, quelques généraux, Platof entre autres, refusaient tout contact avec nous, les officiers attachés à la personne du Tsar imitaient et exagéraient sa conduite. Quant à son frère Constantin, il s'était mis sur un pied d'intimité avec Murat, avec le maréchal Berthier et le général de Grouchy; il leur parlait de Paris, promettait de les y aller voir, leur jurait amitié pour la vie: «Je voudrais, disait-il plus tard, qu'ils fussent bien persuadés de mon estime et de mon attachement; témoin de leur mérite et de leur valeur, j'ai été à même de les apprécier. Il est impossible de les aimer plus que moi, et je me rappellerai toute ma vie les moments agréables que j'ai passés avec eux 118.»

Note 117: (retour) Mémorial, 16 juin 1816.

Note 118: (retour) Le chargé d'affaires Lesseps au ministre des relations extérieures, 22 août 1807.

Après la promenade, Napoléon et Alexandre ne se quittaient plus de la journée. On dînait chez l'Empereur; à ce moment, la présence de Frédéric-Guillaume ramenait quelque contrainte et jetait une ombre sur la réunion. Aussi les deux amis «rompaient-ils la société 119» d'assez bonne heure; mais cette séparation n'était souvent qu'une feinte, destinée à les débarrasser d'un hôte importun. Ils se retrouvaient dans la soirée chez le Tsar, où ils «prenaient le thé 120»; ils prolongeaient leur conversation jusqu'à minuit et au delà, sortaient ensemble, et parfois les militaires de tout rang qui remplissaient le soir les rues de Tilsit, rencontrant deux promeneurs qui causaient en marchant et se tenaient familièrement par le bras, s'étonnaient de reconnaître les empereurs de France et de Russie 121.

Note 119: (retour) Mémorial, 16 juin 1816.

Note 120: (retour) Id.

Note 121: (retour) Mémoires de Roustam, loc. cit.

Dans ce contact de tous les instants, c'était Napoléon qui dirigeait toujours et dominait l'entretien; il le renouvelait avec une inépuisable fécondité de pensée et de paroles. Se livrant à son goût pour les monologues à effet, il trouvait en tout matière à développements, à aperçus originaux ou profonds. Alexandre le laissait parler, savait l'écouter, et cette attention était d'autant plus facile au jeune monarque que les sujets abordés étaient les plus dignes de le captiver: c'étaient la politique, l'administration, la guerre. Napoléon faisait le récit de ces premières victoires qui avaient émerveillé le monde, des campagnes d'Italie, d'Égypte, et, remarquant que cette dernière frappait au plus haut point l'imagination du Tsar, il lui en redisait le roman. Puis, sur un ton de bonhomie, il dévoilait les secrets et les procédés du métier: il montrait que l'art de vaincre n'est pas un inaccessible mystère, qu'à la guerre la présence d'esprit et le sang-froid déjouent parfois les calculs profonds de l'adversaire: le tout, disait-il, est d'avoir peur le dernier 122. Alexandre l'écoutait dévotement, gravait dans sa mémoire ce qu'il entendait et ne l'oublierait plus, «bien décidé, racontait-il plus tard, à en profiter dans l'occasion 123». Il voulait aussi apprendre de Napoléon comment se mène un peuple et se dirige un État; et l'Empereur répondait avec bonne grâce à cette curiosité, mettait à nu les ressorts de sa puissance, expliquait la structure de son gouvernement, découvrait le jeu intérieur de cette «immense machine» dont l'Europe n'était admise à contempler que l'imposant dehors. Il rappelait par quels moyens il avait recréé une administration, une société, une nation, refait une France à l'aide d'éléments épars et discordants. Descendant aux détails, il passait en revue les hommes qu'il employait, indiquait leurs origines, leurs passions, leurs aptitudes diverses, ce qu'il demandait à chacun d'eux et savait en extraire, quel prix il attachait à les laisser en place, à assurer la stabilité de leurs fonctions, comment il préférait passer sur leurs défauts plutôt que de renoncer à utiliser leurs qualités, aimant mieux les assouplir que de les briser 124.

Note 122: (retour) Mémoires de la comtesse Edling, 85.

Note 123: (retour) Id., 86.

Note 124: (retour) Paroles rappelées par Alexandre dans ses conversations avec Caulaincourt: correspondance de cet ambassadeur, 1807-1808, passim.

Puis, l'entretien s'élevait à nouveau, s'égarait parfois sur le terrain des pures spéculations. On discutait des différentes formes de gouvernement et de leur valeur respective. Alexandre découvrait alors une forte dose «d'idéologie 125». Autocrate par état, il se montrait libéral par principe et allait jusqu'à se dire républicain; le soldat couronné avait à défendre contre lui la vertu du droit héréditaire. Dans tout sujet abordé, si abstrait qu'il fût, Napoléon s'appliquait surtout à saisir le côté pratique, à toucher le point qui devait intéresser son interlocuteur et lui plaire. On parlait un jour de la presse. L'Empereur, qui se servait de cette arme d'une main habituée à ne point ménager l'adversaire, se rappela qu'Alexandre avait eu à souffrir d'attaques personnelles et en conservait un déplaisant souvenir: «Il ne faut pas parler du passé, lui dit-il, mais je vous assure qu'à l'avenir il ne sera pas dit un mot qui puisse vous choquer en rien, car, quoique la presse soit assez libre, cependant la police a une influence raisonnable sur les journaux 126.»

Note 125: (retour) Mémorial, 10-12 mars 1816.

Note 126: (retour) Rapport de Caulaincourt du 30 avril 1808.

Pour répondre à ces attentions, Alexandre affectait un complet détachement des hommes et des choses d'ancien régime. Très franchement, il avouait sa visite à Mittau pendant la dernière campagne, sa démarche auprès du chef de la maison de Bourbon, mais ajoutait qu'il avait reconnu ce prince «pour l'homme le plus nul et le plus insignifiant qui fût en Europe 127». Napoléon abondait dans ce sens, et l'on convenait que le futur Louis XVIII manquait de toutes les qualités propres à faire un souverain. Par contre, Alexandre se montrait plein d'une sympathique curiosité pour la nouvelle dynastie qui régnait sur la France: il voulait que Napoléon lui parlât de sa famille, de son intérieur, de ses émotions intimes. L'Empereur rappelait alors la perte qu'il venait de faire, la mort du fils aîné de Louis, de l'enfant qu'il laissait nommer «le petit Napoléon»; il insistait sur le chagrin de la mère, montrait que la reine Hortense occupait une grande place dans ses affections, et l'empereur Alexandre, quelques mois plus tard, se permettait une délicate allusion à ces entretiens: «Faites mon compliment à l'Empereur, disait-il à notre envoyé, sur les couches de la reine Hortense. Je suis fort aise que ce soit un garçon 128. L'Empereur m'a souvent parlé d'elle à Tilsit, et de l'enfant qu'elle a perdu: c'est une perte cruelle. Je sais que c'est une femme de beaucoup de mérite et dont il fait grand cas 129.»

Note 127: (retour) Paroles rappelées au chargé d'affaires Lesseps; lettre de ce dernier en date du 23 août 1807.

Note 128: (retour) Cet enfant devait devenir l'empereur Napoléon III.

Note 129: (retour) Rapport de Caulaincourt du 21 mai 1808.

Après s'être donné ces témoignages mutuels d'attachement et de confiance, les deux souverains se trouvaient mieux préparés à reprendre leur travail, à concilier leurs intérêts; insensiblement, ils revenaient à la politique, aux affaires, et la causerie redevenait conférence. À ce moment même, Napoléon évitait que les opinions parfois divergentes se choquassent trop vivement. Quelle que fût la question en jeu, il ne la serrait pas de près, se bornait à jeter des idées en avant, à suggérer des modes divers de solution. Puis, le soir ou le lendemain, il faisait passer à Alexandre une note concise, fortement rédigée, dans laquelle il précisait le point en litige, formulait nettement sa prétention, résumait ses arguments et les mettait en saillie. La discussion, en reprenant de vive voix, se plaçait ainsi d'emblée sur un terrain mieux défini et circonscrit à l'avance. Néanmoins, l'entente ne s'opérait pas toujours. Alors, réfléchissant à nouveau sur la question, Napoléon cherchait un moyen de transaction, un mezzo termine, disait-il, et en faisait l'objet d'une note nouvelle et définitive 130. Lorsque les souverains se revoyaient, ils trouvaient le désaccord atténué et achevaient de l'aplanir. Grâce à ce procédé de correspondance, appuyant la négociation verbale, les affaires marchaient, les solutions intervenaient, les articles de traité s'ajoutaient les uns aux autres, et l'œuvre d'alliance prenait forme concrète.

Note 130: (retour) Les notes de Napoléon figurent, les unes dans la Correspondance, les autres dans le recueil de pièces joint aux Mémoires de Hardenberg; les réponses d'Alexandre ont été publiées pour la plupart par M. de Tatistcheff, Nouvelle Revue, 1er juin 1890.

Un premier ordre de questions avait été promptement réglé: par quelques stipulations générales, Alexandre reconnaissait explicitement ou tacitement, garantissait même toutes les conquêtes et toutes les créations de son allié antérieures à la guerre de 1806. Il consentait que la France, établie par la République dans ses limites naturelles, les dépassât de toutes parts et trônât au milieu d'États feudataires: que Louis-Napoléon régnât en Hollande, Murat dans le duché de Berg, que la Suisse restât vassale, que l'empereur des Français fût protecteur et chef de la confédération du Rhin. Non content d'admettre l'existence de cette ligue, il lui reconnaissait le droit d'extension indéfinie: «Sa Majesté l'empereur de Russie, disait l'article 15 du traité de paix, promet de reconnaître, sur les notifications qui lui seront faites de la part de Sa Majesté l'empereur Napoléon, les souverains qui deviendront ultérieurement membres de la Confédération, en la qualité qui leur sera donnée par les actes qui les y feront entrer 131.» Dans le Midi, Alexandre consentait que notre alliance pesât sur l'Espagne, que la France, débordant au delà des Alpes, s'étendît sur le Piémont, s'allongeât sur la rive ligure; que le grand empire eût pour prolongement le royaume cisalpin, qu'il eût pour fiefs les autres États d'Italie; que Joseph-Napoléon, roi de Naples, nous gardât l'extrémité de la Péninsule; que la Dalmatie établît la France aux confins du Levant. L'Autriche, passée sous silence dans le traité, demeurait exclue de l'Allemagne, resserrée dans les limites que la paix de Presbourg lui avait imposées. En un mot, tous les pays situés au sud des frontières septentrionales de l'Autriche, au sud de la Saxe et de la Thuringe, à l'ouest du Rhin et même de la frontière hollandaise, étaient maintenus dans l'état où nos victoires les avaient placés; c'était abandonner à Napoléon l'empire de l'Occident.

Note 131: (retour) De Clercq, Recueil des traités de la France, II, 211.

Cette démarcation opérée, la tâche des deux empereurs devenait moins lourde: trois questions seulement, touchant aux intérêts propres et essentiels de la Russie, restaient à débattre et à trancher: le sort de la Prusse, les mesures à concerter contre l'Angleterre, les articles à rédiger au sujet de la Turquie.

La question de la Prusse renfermait celle de l'Allemagne du Nord tout entière et celle de la Pologne. Du Rhin au Niémen, l'invasion française, roulant son flot, avait tout abattu ou soulevé sur son passage; elle avait effacé les frontières, brisé les trônes, courbé plusieurs peuples; elle en avait ranimé d'autres et les avait entraînés à sa suite, sans leur rendre une existence assurée et stable. Sur le sol qu'elle avait bouleversé, où rien ne subsistait que des éléments informes, des débris et des germes, quel ordre nouveau allait surgir? Napoléon avait promis à Alexandre de rétablir une Prusse, mais s'était réservé de la refaire et de la façonner à sa guise; comment concilierait-il le maintien de cet État avec les créations qu'il jugeait indispensables à sa propre sûreté?

Il conçut tout d'abord un système d'ensemble, et sa première pensée fut de projeter sur l'Allemagne, à travers toute la longueur de cette région, du Rhin à la Vistule, une zone d'États qui dépendraient de la France. Ce seraient d'abord le grand-duché de Berg, accru des possessions westphaliennes de la Prusse, puis les domaines de Hesse, de Brunswick et de Nassau, groupés sous un autre régime; ensuite la Saxe, ralliée à notre politique et érigée en royaume; plus loin la Silésie, arrachée à Frédéric-Guillaume et donnée à un prince français 132; enfin, à l'extrémité de cette ligne continue, une principauté à créer: le grand-duché de Varsovie, que l'on composerait avec les provinces polonaises de la Prusse. Grâce à cette juxtaposition d'États divers, mais rattachés l'un à l'autre par des rapports étroits et par le lien d'une sujétion commune, l'influence ou, pour mieux dire, l'autorité de l'Empereur se prolongerait sans interruption à partir de nos frontières jusqu'à celles de la Russie. La zone française couperait en deux l'Allemagne et même l'Europe centrale: intercalée entre des masses hostiles ou douteuses, Prusse et Autriche, elle les tiendrait séparées, les empêcherait de se réunir et disloquerait la coalition en divisant ses membres.

Note 132: (retour) Hardenberg, III, 402.

Dans cette hypothèse, la Prusse perdait moins en longueur qu'en épaisseur; on lui rendrait quelques possessions en deçà de l'Elbe 133; par contre, elle ne récupérerait au delà de ce fleuve que le Brandebourg, la Poméranie, la vieille Prusse, les provinces stériles et sablonneuses du Nord; elle serait réduite à une mince bande de territoire, resserrée et appliquée contre la mer. Encore Napoléon se réservait-il de garder sur le littoral, au moins provisoirement, tous les points de quelque utilité pour la lutte contre l'Angleterre. Détenant le Hanovre, attirant le Danemark dans son alliance, continuant d'occuper les villes hanséatiques, Stettin, les côtes du Mecklembourg, la Poméranie suédoise, il érigerait Dantzig en ville libre et y installerait son influence. Le rétablissement tant à Dantzig qu'à Varsovie de souverainetés autonomes, mais protégées virtuellement par la France, reliées l'une à l'autre par la Vistule, où la navigation serait déclarée libre, mettrait le cours de ce fleuve sous nos lois et compléterait l'investissement de la Prusse.

Note 133: (retour) Hardenberg, III, 494.

En rendant l'existence à quelques parties de la Pologne, Napoléon voulait-il préparer pour l'avenir, malgré ses assurances, la résurrection de ce royaume? Pendant la guerre, on a vu avec quel soin il avait évité de prendre parti sur la question et de se compromettre avec les Polonais par aucun engagement; d'ailleurs, ce qu'il avait vu d'eux lui semblait peu propre à inspirer confiance dans l'esprit politique de ce peuple, dans son aptitude à revivre; il était donc de bonne foi quand il écartait devant Alexandre toute idée de restauration véritable. Seulement, son génie pratique n'entendait point rendre au néant, se priver d'approprier à son usage les éléments belliqueux qu'il avait évoqués sur la Vistule. En les combinant avec d'autres, empruntés à l'Allemagne, ne pourrait-il composer un corps politique et militaire assez fort pour faire l'un des boulevards de l'Empire? Sans doute, cet État hybride, mi-parti slave, mi-parti germanique, manquerait de la cohésion que lui eût donnée une nationalité homogène, un ensemble de traditions et d'aspirations communes; cette création factice serait peut-être éphémère, mais Napoléon entendait moins construire pour l'avenir que satisfaire aux besoins d'une époque de crise où l'Empire avait à se défendre et à se garder sur toutes ses faces. Son projet d'accoler le grand-duché à des éléments hétérogènes, tels que la Saxe et la Silésie, donne le véritable caractère et la mesure de ses desseins sur la Pologne. Sans prétendre reconstituer la victime du triple partage à l'état de puissance permanente et stable, il veut en Europe, je ne dis pas une nation, mais une armée polonaise, parce qu'il y voit l'une des grand'gardes de la France; il veut l'installer dans un poste assez vaste et assez fortement appuyé pour qu'elle puisse briser ou au moins ralentir l'élan de nos ennemis; il veut faire du grand-duché un établissement analogue à ces provinces frontières, organisées militairement, à ces marches que créait Charlemagne pour couvrir ses immenses possessions et en garder les approches. Soutenu en seconde ligne par les forteresses de l'Oder, en troisième ligne par celles de l'Elbe supérieur, l'État de Varsovie se reliera étroitement à notre système défensif, tiendra la Prusse en respect, menacera au besoin l'Autriche; et la Russie elle-même, si elle doit un jour se détacher de notre alliance et rentrer dans la coalition, ne pourra faire un pas vers l'Allemagne sans se heurter à la pointe de l'épée française, prolongée à travers la Saxe, la Silésie et la Pologne jusqu'aux confins de son empire.

Cependant, Napoléon sentit bientôt l'impossibilité de faire prévaloir ce système dans toute sa rigueur; il laissa se rompre pur le milieu la chaîne d'États qu'il comptait tendre entre le Rhin et la Vistule. Après avoir admis Frédéric-Guillaume à Tilsit, après avoir reconnu à Alexandre le droit d'intercéder en faveur de ce prince, pouvait-il lui imposer, avec tant d'autres sacrifices, la perte accablante de la Silésie? Rendue au roi de Prusse, la Silésie ne reprendrait pas dans ses mains toute sa valeur: resserrée et étranglée à son extrémité supérieure entre le royaume de Saxe et la province de Posen appartenant au grand-duché, traversée par une route militaire qui mettrait en communication ces deux États, elle ne tiendrait plus à la monarchie de Brandebourg que par un lambeau de territoire, et s'en détacherait au premier choc. D'ailleurs, Napoléon se réservait d'imposer à la Prusse des charges pécuniaires qui lui permettraient de la tenir longtemps sous le joug, de lui arracher au besoin de nouvelles cessions. Par ces motifs, il renonça à exiger la Silésie; seulement, en retour de cette condescendance, il retira sa proposition de rendre quelques territoires en deçà de l'Elbe; les pays situés entre ce fleuve et le Rhin lui seraient entièrement livrés, les uns devant servir à accroître le grand-duché de Berg, apanage de Murat, les autres à constituer un royaume véritable, celui de Westphalie, pour le prince Jérôme-Napoléon 134.

Note 134: (retour) Corresp., 12846, 12849. Hardenberg , III, 498.

Comme l'Empereur n'avait parlé que légèrement de la Silésie et formulé d'une manière assez nette ses offres de restitution sur la rive gauche de l'Elbe, Alexandre avait pu, dans ce langage inégalement précis, retenir ce qui répondait à ses vœux, écarter le reste. Le 4 juillet, par une note accompagnée d'une lettre fort tendre, il rappelait à Napoléon sa promesse, affectant de la considérer comme ferme et non conditionnelle. Il sentait néanmoins la difficulté de faire passer cette interprétation; pour qu'on l'admît plus facilement, il l'appuyait de propositions séduisantes: puisqu'il fallait trouver un trône au prince Jérôme, ne pourrait-on lui donner celui de Varsovie et lui ouvrir des droits à celui de Saxe, par le moyen d'un mariage 135? Napoléon repoussa vivement ce parti; il y découvrait plus d'inconvénients que d'avantages. Organisant au cœur de l'Europe un système défensif dirigé en partie contre la Russie, il ne voulait point que cette pensée se dévoilât; il entendait bien toucher indirectement l'empire du Nord, non lui faire sentir le contact. Or, placer sur la Vistule un de ses frères, c'était y mettre officiellement la France, l'établir par conséquent sur les frontières de la Russie, créer une source de conflits entre deux puissances qui ne pouvaient rester amies qu'à la condition de demeurer matériellement séparées: «Appeler le prince Jérôme au trône de Saxe et de Varsovie, répondit Napoléon à Alexandre dans une note fortement motivée, c'est presque, dans un seul instant, bouleverser tous nos rapports... La politique de l'empereur Napoléon est que son influence immédiate ne dépasse pas l'Elbe, et cette politique, il l'a adoptée parce que c'est la seule qui puisse se concilier avec le système d'amitié sincère et constant qu'il veut contracter avec le grand empire du Nord 136.» Que la Saxe conserve donc son antique dynastie et que celle-ci soit appelée également à régner sur le grand-duché de Varsovie, mais que la Prusse se retire définitivement au delà de l'Elbe et reconnaisse dans ce fleuve une infranchissable limite.

Note 135: (retour) Quel eût été ce mariage dont il fut question entre les deux empereurs? La note d'Alexandre ne nous est point parvenue, et Napoléon, dans sa réponse, ne s'exprime pas clairement. Il s'agissait, nous semble-t-il, d'unir le prince Jérôme à la fille aînée du roi de Saxe: toutefois, l'insuffisance des documents ne nous permet point de rien affirmer. Voy. le n° 12849 de la Correspondance.

Note 136: (retour) Corresp., 12849.

Alexandre n'osa plus insister directement, mais fit reprendre la question par ses plénipotentiaires. Pour la première fois, un débat assez sérieux s'éleva entre les représentants respectifs, ceux de Russie réclamant pour la Prusse au moins deux cent mille âmes sur la rive gauche de l'Elbe, demandant aussi que l'on rendît à ce royaume quelques parcelles de ses anciennes possessions en Pologne, «afin d'établir une continuité d'États depuis Kœnigsberg jusqu'à Berlin 137». Sur le premier point, Napoléon demeura inflexible et n'admit à ses exigences qu'un tempérament hypothétique; il consentit à un article secret où il serait dit que «si le Hanovre, à la paix avec l'Angleterre, venait à être réuni au royaume de Westphalie, alors des États sur la rive gauche de l'Elbe, jusqu'à concurrence de quatre cent mille âmes, seraient restitués à la Prusse 138». Dans le Nord, il ne se refusa pas dès à présent à élargir légèrement les frontières nouvelles de la Prusse, de manière que cet État eût «depuis Kœnigsberg jusqu'à Berlin, partout une étendue de plus de cinquante lieues 139». Cette double et minime concession fut son dernier mot, irrévocablement prononcé dans une note à l'empereur de Russie.

Note 137: (retour) Corresp., 12863.

Note 138: (retour) Id.

Note 139: (retour) Corresp., 12863.

La cour prussienne était tenue au courant par le Tsar de toutes les phases de la négociation. Promptement remise de l'alarme que lui avait causée la demande de la Silésie, elle avait repris un peu de confiance et s'était rattachée obstinément à l'idée de recouvrer quelques possessions sur la rive gauche de l'Elbe, Magdebourg surtout, cette place qui valait une province. Quand la désolante vérité lui fut connue, sa douleur fut extrême et s'accrut d'une déception. Pour comble de disgrâce, elle n'était admise à plaider sa cause que par procuration; il lui fallait produire ses raisons et ses plaintes par l'intermédiaire d'Alexandre, dont l'obligeance commençait à se lasser. Avec Frédéric-Guillaume, Napoléon évitait toujours de parler affaires, et la tristesse taciturne du Roi semblait de moins en moins propre à faciliter une explication. Vainement le suppliait-on de se surmonter, de témoigner quelque empressement; il restait sombre et digne, comme s'il eût mieux aimé subir son sort que de solliciter un pardon. Le maréchal de Kalckreuth, il est vrai, continuait à faire officiellement figure de représentant prussien, mais n'avait jamais su soutenir ni même apprécier la situation. Ce vieux soldat d'ancien régime, brave et léger, croyait que la guerre se faisait encore comme au siècle passé, sans haine, avec une modération courtoise, que la défaite était une mésaventure sans trop graves conséquences, que la Prusse, après des revers inouïs, se tirerait de peine en cédant «quelques églises catholiques 140». Napoléon et Talleyrand le laissaient à ses illusions, le payaient de compliments et de politesses; on causait avec lui, on ne négociait point. Pour suppléer à son insuffisance, le Roi lui avait tardivement adjoint le comte Goltz, avec mission de voir Napoléon et, s'il était possible, de le fléchir; mais le nouveau plénipotentiaire avait vainement prié Talleyrand et Duroc de lui obtenir une audience; le ministre et le grand maréchal s'étaient mutuellement renvoyé l'infortuné solliciteur: le 7 juillet, après avoir écrit deux fois à Talleyrand, Goltz attendait encore une réponse, l'Empereur demeurait invisible, et la Prusse se sentait condamnée sans avoir été entendue 141.

Note 140: (retour) Hardenberg, III, 453.

Note 141: (retour) Les lettres de Goltz figurent aux archives des affaires étrangères, Prusse, 240.

Pour sortir à tout prix de cette situation désespérante, l'idée d'une tentative suprême traversa l'esprit des ministres prussiens. Quelque difficile qu'il parût d'approcher Napoléon, l'impérieux vainqueur refuserait-il d'écouter une personne auguste, qui viendrait l'implorer en s'armant d'un charme universellement reconnu? Depuis quelque temps, la beauté, la grâce célèbre de la reine de Prusse entraient en compte dans les calculs de la diplomatie européenne. Son ascendant sur Alexandre avait contribué, disait-on, à attirer et à retenir ce monarque dans l'alliance prussienne. Avant Iéna, le parti de la guerre s'était abrité derrière le prestige de la reine pour entraîner la nation dans une désastreuse aventure, et c'était alors que Napoléon, déclarant une guerre personnelle à cette princesse, la lui avait faite dans le Moniteur, sans ménagements ni pitié. Aujourd'hui, après d'accablantes douleurs, retirée à Memel, Louise de Prusse suivait de ce morne séjour, avec une tristesse anxieuse, les débats qui devaient décider du sort de son peuple. Quand on lui demanda d'intercéder pour lui, de traiter avec le vainqueur qui avait frappé en elle la souveraine et la femme, elle eut d'abord un mouvement de révolte, puis comprit, se résigna, se déclara prête à l'épreuve qu'on exigeait d'elle. Sa visite à Tilsit fut officiellement annoncée: «La belle reine de Prusse, écrivait Napoléon à Joséphine le 6 juillet, doit venir dîner avec moi aujourd'hui 142.»

Note 142: (retour) Corresp., 12861. La plupart des citations qui suivent sont empruntées à l'ouvrage allemand de M. Adami, Louise de Prusse. Cet auteur s'est servi de deux relations émanées de personnes attachées à la cour, 243-257. Voy. aussi les Souvenirs de la comtesse Voss, 305-309. Nous indiquons au fur et à mesure les sources françaises.

Elle fit son entrée à Tilsit en carrosse de cour et reçut les honneurs militaires. Deux dames l'accompagnaient, les comtesses Voss et Tauenzien. La première, grande maîtresse à la cour pendant cinquante ans, personnifiait l'étiquette: elle offrait de plus le type complet des manières et du goût germaniques; ses toilettes «faisaient mal aux yeux 143». Malgré l'émotion qui étreignait son cœur, la Reine était divinement belle, avec la grâce un peu languissante de son maintien et l'élégance vaporeuse de sa toilette, en crêpe blanc brodé d'argent, au front un diadème de perles. Elle descendit à l'humble logis du roi Frédéric-Guillaume. Là, ministres, officiers, de s'empresser autour d'elle, chacun de lui prodiguer des avis, des encouragements, chacun de lui faire la leçon: «Ah! de grâce, disait la pauvre femme, laissez-moi un peu de calme, que je rassemble mes idées 144.»--«L'Empereur vient», cria-t-on tout à coup. Il arrivait en effet, en grand et bruyant appareil, à cheval, une courte cravache à la main, escorté de ses maréchaux et de tout son état-major; le roi et les princes s'avançaient pour le recevoir.

Note 143: (retour) Archives nationales, AF, IV, 1691. Lettres interceptées.

Note 144: (retour) Ach, jetzt! bitte ich, schweigen Sie, dass ich zur Ruhe komme und meine Gedanken sammeln kann. Adami, 253.

«La reine est là-haut», dit-il après avoir salué, comme s'il eût voulu marquer par ces paroles que sa visite était uniquement pour elle, et il s'engagea dans l'étroit et incommode escalier menant à l'appartement de la souveraine. «Que ne ferait-on pour atteindre un tel but», dit-il galamment quand la reine s'excusa de l'avoir obligé à cette ascension. Elle lui demanda comment il supportait le climat du Nord, puis, de suite, avec une hardiesse émue, aborda l'objet de son voyage, pleura les malheurs de la Prusse, cruellement punie d'avoir provoqué le dieu de la guerre, de s'être laissé aveugler par les souvenirs glorieux de Frédéric; elle s'efforçait de donner à la scène un caractère touchant, élevé, pathétique même: «on eût dit mademoiselle Duchesnois dans la tragédie 145», a dit irrévérencieusement l'Empereur. Lui, par contre, faisait de son mieux pour ramener l'entretien au ton du badinage; à cette lutte, il ne fut pas le plus fort,--c'est lui-même qui l'a reconnu. Il complimentait la reine sur sa toilette: «Est-ce du crêpe, de la gaze d'Italie?»--«Parlerons-nous de chiffons, répondit-elle, dans un moment aussi solennel?» Elle resta maîtresse de la conversation, exprima tout ce qu'elle voulait dire, demanda des restitutions en Westphalie, dans le Nord, surtout Magdebourg: «Vous demandez beaucoup, finit par dire l'Empereur, mais je vous promets d'y songer.» Et il la quitta sur cette parole d'espérance.

Note 145: (retour) Mémorial, 16 juin 1816

La journée ne fut qu'une suite d'attentions à l'adresse de la reine. À tout instant, de grands personnages, des maréchaux, des princes, arrivaient en messagers à la maison du meunier: c'était Bessières apportant la grâce d'un prisonnier; c'était Berthier qui venait à l'heure du dîner chercher la reine et la conduire chez son maître. À table, elle fut placée entre les deux empereurs, à la droite de Napoléon, qui avait lui-même le roi de Prusse à sa gauche. Se tournant parfois vers ce monarque, le vainqueur lui adressait d'assez mauvaise grâce quelques consolations, repoussées avec dignité, puis, revenant à la reine, entamait avec elle d'amicales disputes: «Savez-vous que mes hussards ont été sur le point de vous prendre?--J'ai peine à le croire, Sire, puisque je n'ai pas vu de Français.--Mais pourquoi vous exposer ainsi? Que ne m'attendiez-vous à Weimar!--Vraiment, Sire, je n'en avais aucune envie.»

Au reste, Napoléon demeurait d'une politesse raffinée et continuait de suivre son système; à défaut de concessions, il ne ménageait pas à la reine les prévenances, la payait de menus soins; il lui offrit une rose au lieu de Magdebourg. Après le dîner, il poursuivit longuement la conversation et jugea tout à fait la reine femme d'esprit, de tête, d'une grande séduction. Parfaitement sûr de lui, certain qu'il ne se laisserait jamais gagner par cette impression, il ne résista pas à s'y abandonner. S'il mit un soin extrême à éviter toute parole qui pût lui être opposée comme un engagement, s'il ne promit rien, ses amabilités, qui permettaient de tout espérer, encouragèrent la reine à continuer, à redoubler ses frais, et de la sorte il se mit mieux à même de goûter les agréments de cette rencontre avec une femme belle, distinguée par l'esprit, attentive à lui plaire. En un mot, il se montra sous le charme et laissa la reine, qui avait déployé toute la puissance de ses attraits sans rien abdiquer de sa dignité, partir en croyant qu'elle avait cause gagnée. Puis, quand elle se fut retirée, l'impitoyable politique se retrouva tout entier: il manda tranquillement Talleyrand, exprima la volonté d'en finir, ordonna que le traité fût signé au plus vite, sans aucun adoucissement, ce qui ne l'empêchait point de se montrer enchanté de la reine et de rendre sur son compte le meilleur témoignage: «La reine de Prusse est réellement charmante, écrivait-il à Joséphine; elle est pleine de coquetterie pour moi, mais n'en sois point jalouse: je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m'en coûterait trop cher pour faire le galant 146.»

Note 146: (retour) Corresp., 12875.

La pauvre reine était rentrée tout heureuse: «Venez, venez, disait-elle à ses dames, que je vous raconte.» Elle croyait si bien au bon effet de sa présence, qu'elle se déclarait prête à la prolonger. «Si on le juge nécessaire, disait-elle, je m'établirai tout à fait à Tilsit.» Elle revint pendant la nuit à Pictupoehnen, où ses récits jetèrent la joie, mais il avait été convenu qu'elle retournerait le lendemain à la ville, Napoléon ayant réitéré son invitation. Le lendemain, on allait partir, les équipages étaient avancés, on n'attendait plus que la reine, qui achevait de se parer, lorsqu'elle parut enfin, en costume splendide et théâtral, rouge et or, un turban de mousseline posé sur ses cheveux, mais les yeux rougis de larmes, le visage décomposé: un billet du roi, qui était demeuré à Tilsit, venait d'anéantir toutes ses espérances: «Les dispositions, disait l'infortuné monarque, sont bien changées, et les conditions effrayantes.» Le comte Goltz arrivait au même instant; l'Empereur l'avait enfin reçu dans la matinée, mais s'était montré inexorable, avait laissé entendre que son langage à la reine n'avait été «que phrases de politesse», que la maison de Prusse devait s'estimer heureuse de recouvrer une couronne, alors qu'elle avait failli tout perdre et ne devait son salut qu'à l'intercession d'Alexandre; après quoi il avait renvoyé Goltz à Talleyrand, et celui-ci, tirant de son portefeuille un projet de traité tout préparé, laissant à peine au ministre prussien le temps d'en prendre connaissance, le lui avait présenté comme un acte qu'il s'agissait de signer et non plus de discuter. L'Empereur, avait ajouté le prince de Bénévent, voulait reprendre prochainement le chemin de ses États, et son intention était qu'en deux jours tout fût terminé.

Révoltée de cet arrêt, la reine dut cependant revenir à Tilsit; il fallut qu'elle subît à nouveau les compliments de Berthier, les politesses de Talleyrand, qu'elle reprît sa place à table aux côtés de l'homme qu'elle haïssait. Lui se remit à causer «chiffons»:--«Comment donc, la reine de Prusse porte un turban? Ce n'est pas pour faire la cour à l'empereur de Russie, qui est en guerre avec les Turcs?--C'est plutôt, je crois, répondit Louise, pour faire ma cour à Roustam.» Et elle regardait le mamelouk de l'Empereur, droit derrière le siège de son maître 147. La soirée fut pour elle un supplice, avec la contrainte et les derniers efforts de séduction qu'elle dut s'imposer, quand son cœur débordait d'amertume. Par moments, elle ne fut pas maîtresse de ses sentiments. Le prince Murat s'empressait fort autour d'elle: «À quoi, disait-il, se distrait Votre Majesté à Memel?--À lire.--Que lit Votre Majesté?--L'histoire du passé.--Mais l'époque présente offre aussi des actions dignes de mémoire.--C'est déjà trop pour moi que d'y vivre 148.» Napoléon a raconté qu'au moment du départ, lorsqu'il descendait pour reconduire la reine, elle lui avait dit d'un ton sentimental et pénétré: «Est-il possible qu'ayant eu le bonheur de voir d'aussi près l'homme du siècle et de l'histoire, il ne me laisse pas la liberté et la satisfaction de pouvoir l'assurer qu'il m'a attachée pour la vie...--Madame, je suis à plaindre, répondit-il gravement, c'est un effet de ma mauvaise étoile 149.» Un récit prussien affirme que la reine se serait exprimée plus vivement: «Sire, eût-elle dit, vous m'avez cruellement trompée», et un sourire «satanique» eût été la seule réponse à ce reproche. Il est certain que devant Duroc, qui la mit en voiture et la visita le lendemain, elle ne ménagea pas les expressions de son ressentiment. Elle se plaignit aussi à Alexandre d'avoir été victime d'un manque de foi, mais fut dans l'impossibilité de rappeler aucune parole positive de l'Empereur. Son erreur, commune à plusieurs de ses émules en grâce et en beauté, avait été de croire que de passagers hommages rendus à ses charmes répondaient à une impression irrésistible et profonde, emportaient soumission à son empire. Brusquement détrompée, elle se crut trahie, partit ulcérée, mesurant enfin toute l'étendue de son infortune, emportant l'inguérissable blessure dont elle devait mourir: «Si l'on ouvrait mon cœur, disait-elle en s'appropriant un mot de Marie Tudor, on y lirait le nom de Magdebourg.»

Note 147: (retour) Roustam s'est bien gardé d'omettre cette anecdote dans ses Mémoires. Cf. Adami, 256.

Note 148: (retour) Archives nationales, AF, IV, 1691.

Note 149: (retour) Mémorial, loc. cit.

Le traité avec la Prusse fut signé le 9 juillet et ratifié le 12, après quelques discussions de détail, sans qu'aucune des clauses principales eût été modifiée. Frédéric-Guillaume perdait un tiers de ses États, tout ce qu'il avait possédé dans l'Allemagne occidentale et en Pologne; il s'engageait à fermer ses ports au commerce de l'Angleterre; de plus, par un article séparé, il promettait, au 1er décembre 1807, de déclarer la guerre à cette puissance, si elle n'avait pas consenti antérieurement à signer avec nous une paix conforme «aux vrais principes du droit maritime 150»; la Prusse vaincue abdiquait toute liberté d'action et s'enchaînait au vainqueur.

Note 150: (retour) De Clercq, II, 223.

Au prix de cette soumission, Frédéric-Guillaume rentrerait-il au moins à bref délai en jouissance de ses États amoindris? À cet égard, les articles du traité semblaient formels; mais Napoléon n'en avait point fini avec la Prusse, et lui ménageait un surcroît d'infortune. Le 12 juillet, une convention fut signée à Kœnigsberg entre le prince de Neufchâtel et le maréchal de Kalckreuth pour l'évacuation des États prussiens. Nos troupes devaient se retirer graduellement, par échelons, à des époques convenues; seulement, l'article 4 stipulait que cette clause ne recevrait son exécution «que dans le cas où les contributions frappées sur le pays auraient été acquittées 151»; c'était subordonner la libération de la Prusse au payement d'une dette dont le montant non spécifié pourrait dépasser ses ressources, dont la liquidation exigerait de longs délais et risquait de soulever d'interminables difficultés. Par ce moyen, Napoléon se réservait de différer indéfiniment l'évacuation, de prolonger le supplice de la Prusse, de lui arracher peut-être de nouveaux sacrifices, de poursuivre ses conquêtes en pleine paix. Combiné avec la convention du 12 juillet, le traité du 9 devenait un «chef-d'œuvre de destruction 152», et le corollaire donné à l'acte principal en rendait les stipulations purement éventuelles dans ce qu'elles avaient de favorable à la Prusse.

Note 151: (retour) Id., 224.

Note 152: (retour) C'est l'expression que Pozzo di Borgo applique au traité que la Prusse, acharnée à sa vengeance, voulut nous infliger en 1815 et dont nous préserva en partie l'empereur Alexandre. Correspondance diplomatique du comte Pozzo di Borgo, 207.

Pour cet État, l'unique espoir de recouvrer promptement et intégralement les provinces non cédées résidait dans la garantie de la Russie. L'article 4 du traité de paix convenu entre les deux empereurs mentionnait les restitutions promises à la Prusse et ajoutait que Napoléon renonçait à garder cette part de ses conquêtes «par égard pour Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies 153». S'armant de cette clause, Alexandre pourrait réclamer l'affranchissement de la Prusse comme l'exécution d'un engagement contracté envers la Russie. Napoléon, il est vrai, n'avait épargné aucun effort pour séparer définitivement et brouiller les deux puissances. Il avait offert à Alexandre une part des dépouilles de la Prusse. Non content de lui faire accepter le district de Bialystock, en Pologne, qui devait changer de maître dans tous les cas, il avait été, alléguant le principe des frontières naturelles, jusqu'à le presser de prendre Memel avec la bande de territoire que la maison de Brandebourg possédait au delà du Niémen, et le Tsar avait dû repousser plusieurs fois ce cadeau presque offensant, tant il ménageait peu sa délicatesse. Malgré ce refus, comme Alexandre, après avoir appuyé de son mieux les doléances de la Prusse, affectait maintenant de se montrer dégagé vis-à-vis d'elle, Napoléon espérait qu'on ne le rappellerait pas trop tôt à l'exécution du traité: néanmoins l'article 4 autorisait une intervention de la Russie, qui risquait de créer entre les alliés de Tilsit, si elle venait à se produire, un premier dissentiment.

Note 153: (retour) De Clercq, II, 208.]

Là n'était pourtant que le moindre danger des stipulations qui avaient paru régler du Rhin à la Vistule la forme des États et la répartition des territoires. Il se pouvait qu'Alexandre soutint encore la Prusse par point d'honneur, par remords, par intérêt aussi, mais c'était sur le duché de Varsovie que se concentrerait plutôt sa défiante attention. Vainement Napoléon avait-il imposé à cet État des limites étroites et un nom qui ne renfermait ni souvenirs ni promesses; vainement avait-il évité de le placer sous sa dépendance directe; vainement en avait-il détaché certaines parcelles pour rectifier avantageusement les frontières de la Russie; il était difficile que cette puissance ne reconnût point à bref délai dans le duché l'embryon d'une Pologne renaissante, destinée à se reformer contre elle, à se redresser vengeresse, à redemander ses provinces. À Tilsit, il semble qu'Alexandre ait écarté cette crainte: il avait attesté sa foi dans la loyauté de son allié en proposant de confier à un prince français le sort du grand-duché; néanmoins, pour dissiper cette confiance, affectée ou réelle, il suffirait d'un incident, d'une imprudence, d'un avantage conféré ou promis aux Polonais en dehors de ceux que le traité leur avait parcimonieusement mesurés. Or, était-il au pouvoir de Napoléon lui-même d'arrêter et de circonscrire l'expansion d'une force qu'il aurait probablement à utiliser? Sans doute, si la paix générale, succédant de près au pacte entre les deux empereurs, venait immobiliser les États dans leur forme et leurs limites présentes, rendre la fixité à l'Europe agitée depuis quinze ans d'un mouvement furieux, solidifier, pour ainsi dire, cette masse en fusion, la Russie continuerait peut-être à envisager avec quelque sécurité sa frontière de l'Ouest, où elle n'apercevrait qu'une Pologne incomplète, défigurée, entravée dans son développement. Mais la paix maritime pouvait tarder: en ce cas, tout resterait instable et mouvant; l'Angleterre continuerait à troubler l'Europe, chercherait et réussirait à y provoquer de nouvelles prises d'armes; pour les prévenir ou les punir, Napoléon serait entraîné à opérer de plus profonds bouleversements: les frontières continueraient à se modifier, à se déplacer sans cesse, et, dans ce perpétuel remaniement du monde, la principauté de Varsovie trouverait motif et matière à s'accroître. On la verrait exercer un pouvoir d'attraction sur les éléments de même race qui l'entouraient; elle rendrait à Napoléon des services qu'il faudrait payer; l'Empereur ne saurait décourager totalement les espérances d'un peuple dont la bravoure resterait un instrument à son service, et, sans vouloir le rétablissement de la Pologne, il se donnerait les airs de le préparer. À partir de cet instant, c'en serait fait de la confiance affirmée à Tilsit, et le Tsar ne reconnaîtrait plus un ami dans le protecteur de ces Polonais qui se montreraient à lui comme l'avant-garde de l'invasion. Inutile donc de chercher ailleurs qu'à Varsovie la cause principale de mésintelligence qui risquait de remettre aux prises la France et la Russie, malgré l'intimité actuelle de leurs rapports. Dès 1807, la Pologne nous la montre, latente encore, mais destinée tôt ou tard à se manifester: en créant le grand-duché, conception défensive dans l'esprit de l'Empereur, mais appelée presque inévitablement à prendre un aspect offensif, le traité de Tilsit avait introduit dans l'alliance franco-russe un germe de mort et posé le principe de sa propre destruction.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches NAPOLÉON ET ALEXANDRE I.