II - On se revit le 26, sur le radeau du Niémen. Le roi de Prusse vint à cette seconde conférence ...

On se revit le 26, sur le radeau du Niémen. Le roi de Prusse vint à cette seconde conférence et fut présenté par Alexandre à Napoléon; son attitude forma avec celle du Tsar un contraste déplaisant. Frédéric-Guillaume était naturellement dépourvu de grâce et d'aisance: le malheur le rendait plus gauche encore, et il ne sut faire à triste fortune bon visage. Son air morne, ses yeux fixés à terre, son langage hésitant, tout dénotait en lui une insupportable contrainte. Derrière ce visage fermé, Napoléon soupçonna une âme d'autant plus difficile à ramener qu'elle était honnête et convaincue: il jugea et condamna définitivement la Prusse dans la personne de son roi; sans espoir de la rattacher à son système, obligé de la conserver, puisque l'alliance russe était à ce prix, il ne songea plus qu'aux moyens de la réduire à l'impuissance et, ne pouvant la frapper à mort, voulut l'empêcher de vivre.

Son langage au Roi fut dur et hautain: à peine une allusion aux conditions de la paix; il appuya sur les défauts qu'il avait remarqués dans l'administration et l'armée prussiennes, donna à Frédéric-Guillaume quelques conseils, mit une insistance blessante à lui remontrer son métier de roi. Puis il renouvela une prétention cruelle. Avant la guerre, le baron de Hardenberg, ministre dirigeant de Prusse, avait manqué à la France en refusant audience à son envoyé; pour venger cette injure, Napoléon refusait maintenant de traiter avec lui, ce qui était imposer son renvoi, le frapper d'incapacité politique et l'exclure des conseils de son souverain. Frédéric-Guillaume discuta cette exigence; il n'avait personne, disait-il, pour remplacer Hardenberg. Napoléon n'admit point cette excuse, cita des noms, et entre autres, par une erreur singulière, celui du baron de Stein, le futur régénérateur de la monarchie prussienne. Après un entretien pénible, on se sépara très froidement, et Frédéric-Guillaume, retournant sur la rive droite, entendit Napoléon et Alexandre se donner rendez-vous pour le soir même à Tilsit 95.


Note 95: (retour) Hardenberg, III, 465-466, 480.

L'entrée du Tsar en ville se fit avec la pompe que permettaient le lieu et les circonstances, au milieu d'un bel appareil militaire. L'armée française avait effacé en elle les traces de la lutte, resplendissait d'un éclat martial. L'Empereur et sa maison montèrent à cheval pour recevoir le Tsar à son débarquement. Lorsque Alexandre approcha du rivage, où un beau cheval arabe, richement harnaché, lui avait été préparé, les troupes rendirent les honneurs, les drapeaux s'inclinèrent; soixante coups de canon furent tirés. Sur le chemin que les deux empereurs devaient parcourir à travers la ville, des détachements de la garde, infanterie et cavalerie, étaient massés; tous les régiments étaient représentés, dragons, chasseurs, grenadiers, et avant que Napoléon les lui nommât, Alexandre reconnaissait ces uniformes que la victoire avait rendus populaires, ces soldats qui portaient dans leur tenue et leur regard l'orgueil de leurs triomphes. De leur côté, les Français admiraient la haute mine du monarque russe, la grâce inimitable avec laquelle il saluait de l'épée 96. Chevauchant côte à côte et causant, les deux souverains arrivèrent à la maison que le Tsar avait habitée pendant son précédent séjour à Tilsit, avant Friedland: «Vous êtes chez vous», lui dit l'Empereur. Mais Alexandre ne mit pas encore pied à terre; par une flatterie délicate, il continua d'avancer entre les troupes formant la haie, afin de mieux voir la garde impériale, rangée sur toute la longueur de la rue 97.

Note 96: (retour) Lamartine. Histoire de Russie, II, 143.

Note 97: (retour) Mémoires de Roustam, Revue rétrospective, no 8-9.

On dîna chez l'Empereur, et l'on ne se sépara qu'à neuf heures. À tout instant, Alexandre était informé de quelque gracieuseté nouvelle: c'était l'échange des prisonniers, commencé de suite et que l'on activait, c'était l'envoi de courriers aux commandants de nos troupes dans l'Allemagne du Nord, afin qu'ils eussent à respecter les domaines du duc de Mecklembourg, allié à la famille impériale de Russie, enfin, «tous les honneurs et attentions imaginables 98». De son côté, Alexandre traitait en allié, en ami, le souverain dont il n'avait pas encore officiellement reconnu le titre impérial et que les dépêches de ses ministres continuaient d'appeler, avec un formalisme imperturbable, «le chef du gouvernement français 99».

Note 98: (retour) Budberg à Soltykof, lettre citée p. 57.

Note 99: (retour) Id.

Cependant, si bien établies que fussent les relations personnelles entre les deux souverains, ils n'avaient qu'effleuré l'objet destiné à sceller leur accord: dans leurs premières causeries, l'Orient était demeuré à peu près hors de cause. On prévoyait dans cette partie de l'Europe de profonds remaniements; on connaissait la catastrophe de Constantinople, on en ignorait les détails, on hésitait à en préjuger les conséquences. Sur le partage de la Turquie, le premier mot ne fut dit à Tilsit ni par la France ni par la Russie: la Prusse osa le prononcer.

Toujours relégué à Pictupoehnen, ignorant s'il resterait ministre, le baron de Hardenberg passait son temps à ébaucher des projets d'accommodement; pour ménager à la fois la satisfaction du vainqueur et celle du vaincu, pour sauver la Prusse et contenter Napoléon, il faisait appel à toutes les ressources de son esprit, remontait aux précédents et consultait l'histoire. Au dix-huitième siècle, la Prusse avait inauguré en Europe et pratiqué avec un incontestable succès la politique des partages: elle avait trouvé dans les démembrements successifs de la Pologne une mine inépuisable de profits; même, afin de s'assurer la main libre sur la Vistule, elle avait imaginé en 1788 de suggérer à l'Autriche et à la Russie un premier partage de la Turquie. Si les circonstances avaient totalement changé, le moyen n'en restait pas moins bon, éprouvé: la Turquie ne s'offrait-elle pas toujours pour attirer et détourner les ambitions qui s'acharnaient sur l'Europe, pour assouvir les puissants, dédommager les vaincus, et ne saurait-elle payer pour tout le monde? Hardenberg fonda sur l'anéantissement de cet empire une vaste combinaison: il s'agissait de remanier l'Europe orientale et centrale dans toutes ses parties, de déterminer un échange de possessions et un chassé-croisé de souverains. La Russie prendrait une partie des Principautés, la Bulgarie, la Roumélie et les Détroits; l'Autriche, remise en possession de la Dalmatie, y joindrait la Bosnie et la Serbie; la France aurait la péninsule hellénique et les îles. Russie, Autriche et Prusse renonceraient aux provinces qu'elles avaient arrachées en dernier lieu à la Pologne, et cet État, retrouvant ses membres épars, reprendrait vie sous le gouvernement du roi de Saxe: transporté à Varsovie, ce prince abandonnerait le domaine de ses pères à la Prusse, à laquelle serait rendu en outre tout ce qu'elle avait possédé en Allemagne, si bien qu'une campagne désastreuse se solderait en fin de compte pour la monarchie de Brandebourg par un agrandissement. Au milieu des plus accablants revers qui eussent frappé un État, la Prusse ne démentait pas ses traditions, ne renonçait point à ses procédés: accablée et agonisante, elle cherchait encore dans la destruction d'autrui le rétablissement de sa propre fortune 100.

Note 100: (retour) Hardenberg, III, 461-463.

Le projet de Hardenberg, rédigé sous forme de mémoire, approuvé par le Roi, transmis à titre d'instruction au maréchal de Kalckreuth, qui avait signé l'armistice et continuait de résider à Tilsit, fut communiqué à Alexandre et appuyé par le ministre Budberg. Le Tsar se borna à en prendre acte; les élucubrations in extremis de la Prusse le touchaient peu, venant d'un ministre condamné et d'un roi sans États, et c'était de Napoléon seul qu'il attendait le mot qui devait donner carrière à son ambition. Cette parole vivement attendue, l'Empereur allait enfin la laisser échapper dans une circonstance frappante et solennelle: il rencontra ou sut se ménager l'occasion d'un coup de théâtre, éclatant au milieu de l'une de ces mises en scène imposantes qu'il excellait à déployer.

Depuis l'établissement du Tsar à Tilsit, il lui faisait les honneurs de notre armée, disséminée et installée autour de la ville. Le bonne heure, les souverains sortaient de Tilsit, à cheval, brillamment escortés; dans la campagne égayée par les sonneries matinales, ils rencontraient de toutes parts les campements de nos troupes; en peu de jours, nos soldats avaient su s'improviser des abris: avec ce goût naturel, actif à s'ingénier, qui leur est propre, ils avaient même enjolivé de leur mieux ces demeures passagères, les avaient parées d'ornements rustiques enlevés aux villages environnants. Napoléon parcourait les quartiers avec son hôte; il lui faisait voir les hommes de près, s'offrait à leur culte familier, témoignait pour leur bien-être une sollicitude qui frappait l'autre empereur. Puis, on galopait jusqu'à un espace découvert, propice aux manœuvres; là, d'autres troupes étaient massées, rangées avec ordre; leurs longues lignes immobiles, scintillantes d'acier, se dessinaient à l'horizon; les maréchaux prenaient le commandement de leurs corps, un nombreux état-major se groupait autour des empereurs et la revue commençait.

Alexandre portait à ces spectacles une attention passionnée; comme tous les princes de sa race, il aimait les beaux régiments, les manœuvres correctement exécutées, et rien ne lui plaisait autant que de voir évoluer devant lui les troupes de pied bien alignées, passer les masses tourbillonnantes de la cavalerie: c'était ce que le prince Adam Czartoryski appelait sa «paradomanie» 101. L'armée française lui offrait alors inépuisable matière à satisfaire ses goûts; elle n'était pas seulement la plus brave, la plus aguerrie, la mieux disciplinée de l'Europe, mais la plus riche en couleurs, en aspects variés, la plus pittoresque et la plus splendide. Alexandre ne se lassait point d'admirer ces troupes sans pareilles, leur tenue et leur entrain: avec une bonne grâce aisée, il leur rendait justice et ne ménageait point les éloges à ceux qui l'avaient vaincu. Il se faisait présenter les colonels des régiments qui l'avaient particulièrement frappé: «Vous êtes bien jeune pour tant de gloire 102» disait-il à l'un d'eux. Les plus petits détails l'intéressaient et émerveillaient son frère. Le grand-duc Constantin, avec l'assentiment du Tsar, devait demander à l'Empereur de lui prêter l'un de ces tambours-majors au costume galonné d'or sur toutes les coutures, au panache extravagant, qu'il avait vu parader en tête de nos régiments, afin que cet instructeur d'un nouveau genre apprît à ses confrères de Russie les exercices et «singeries» qu'il exécutait avec son bâton de commandement 103. Ce trait n'évoque-t-il pas tout un tableau et ne fait-il pas, pour un instant, repasser à nos yeux nos régiments vainqueurs, tels qu'ils défilaient tour à tour devant le double état-major impérial, allègres et superbes, dans le chatoiement des uniformes et le fracas des instruments?

Note 101: (retour) Mémoires du prince Adam Czartoryski, I, 109.

Note 102: (retour) Mémoires du duc de Padoue, I, 118.

Note 103: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, 1810.

Au milieu d'une de ces revues, on apporta à l'Empereur des dépêches diplomatiques. Il les ouvrit, les parcourut, puis se tournant vers Alexandre d'un air inspiré: «C'est un décret de la Providence, s'écria-t-il, qui me dit que l'empire turc ne peut plus exister 104.» Les dépêches, qu'il fit lire au Tsar, étaient du général Sébastiani, son ambassadeur à Constantinople; elles racontaient en détail l'événement du 27 mai, montraient les soldats mécontents et la populace s'unissant contre le sultan réformateur, Sélim assiégé dans son palais, se résignant promptement à l'arrêt du destin, déposant la couronne avec la docilité dont tant de ses prédécesseurs lui avaient donné l'exemple, et la Turquie, après s'être un instant ressaisie sous un chef éclairé, descendant d'elle-même dans l'abîme. Napoléon était l'allié du Sultan; il n'était point celui de la Turquie, avec laquelle il n'avait signé aucun traité. Il déclara que la chute de Sélim le dégageait de tous liens avec cet empire, mettait sa conscience à l'aise, le laissait libre d'accomplir les grands projets auxquels sa propre inclination et son amitié pour Alexandre le conviaient également. Et la pensée des deux empereurs, dépassant l'appareil guerrier qui se déployait autour d'eux, les campagnes de Pologne, les pâles horizons du Nord, s'élança vers de plus lumineuses régions, vers l'Orient et Constantinople, terre promise de l'ambition des Tsars.

Note 104: (retour) Rapport de Savary du 4 novembre 1807.

Dans les jours qui suivirent, avec cette éloquence familière, imagée, vibrante, qui lui était naturelle et qui n'était qu'à lui, Napoléon parla continuellement de l'Orient. Il évoqua ce monde captivant, qu'il avait vu et jugé en Égypte, ces contrées qui lui étaient apparues riches de tous les dons de la nature et que l'homme laissait inexploitées, ces Turcs dont il se servait à l'occasion, dont il appréciait parfois les vertus guerrières, mais dont le gouvernement impuissant et désordonné lui était odieux, parce qu'il répugnait à son esprit épris de la force et de la règle: «L'Empereur n'aime pas les Turcs, écrivait plus tard un de ses ministres, il les trouve des barbares 105.» Faisant toucher du doigt à Alexandre cet empire en dissolution, il lui montrait la facilité d'en recueillir les débris: cette conquête serait en même temps, disait-il, œuvre d'humanité et de civilisation: la présence des Turcs déparait l'Europe régénérée, mettait une tache d'ombre sur le continent éclairé de lumières nouvelles. Et ces ardentes professions n'étaient pas seulement un jeu éblouissant, destiné à séduire Alexandre par de décevantes perspectives; Napoléon portait réellement en lui les aspirations qu'il exprimait avec tant de force. Si sa conduite à l'égard de la Turquie variait suivant les nécessités de sa politique, s'il abandonnait ou soutenait cet État au gré de ses convenances, une idée persistante, quoique vague et lointaine, se retrouvait en lui depuis le début de sa carrière et demeurait à l'horizon de sa pensée: c'était celle d'une grande mission à remplir en Orient et d'une société entière à recomposer. À coup de victoires, il avait refait, façonné l'Europe à sa guise; mais son œuvre était-elle complète tant que l'Orient restait à organiser, tant que cette noble partie de l'ancien monde demeurait à l'état d'informe chaos? Ignorant, comme la plupart de ses contemporains, l'état réel et la distribution des races sur le sol de la Turquie, il discernait pourtant l'une d'elles, parce qu'elle lui apparaissait avec l'auréole d'un lumineux passé, et la pensée de ressusciter la Grèce, en la rattachant à son empire, avait plus d'une fois hanté son esprit profondément imbu des souvenirs et des passions classiques: «La Grèce, disait-il plus tard, attend un libérateur, il y a là une belle couronne de gloire à cueillir 106.» Pressentant pour les peuples du Levant une destinée nouvelle, il voulait l'avancer, afin de la régler par lui-même, et là, comme partout, son génie impatient rêvait d'accélérer l'histoire.

Note 105: (retour) Champagny à Caulaincourt, 9 mars 1808.

Note 106: (retour) Mémorial, 10-12 mars 1816.

Alexandre l'écoutait avec ravissement; au contact de cette pensée exubérante et forte, son imagination s'exaltait; la passion de l'Orient rentrait dans son âme, et il se sentait saisi par d'ambitieuses réminiscences. Dans la bouche de Napoléon, il reconnaissait l'écho des accents qui avaient bercé sa jeunesse; le plan de partage redevenait pour lui ce «projet grec» qui avait enchanté son aïeule; il l'appelait encore de ce nom 107, par habitude, par tradition, et les paroles du conquérant français, ranimant en lui tous les souvenirs du règne de Catherine, le replaçaient à cet âge héroïque de la Russie moderne.

Note 107: (retour) Hardenberg, III, 494.

Cependant, lorsque Napoléon avait montré l'instant venu de reprendre les traces de la grande impératrice, d'entamer la délivrance de l'Orient, il posait une réserve: c'était à l'avenir, disait-il, qu'il appartenait de mûrir et d'achever cette œuvre. On ne devait s'occuper aujourd'hui que de rétrécir le territoire ottoman, de refouler, «de comprimer 108» vers l'Asie un peuple étranger à l'Europe, de lui enlever quelques-unes des provinces qu'il molestait encore et ne gouvernait plus. Aller plus loin, procéder à un partage total, serait une opération grosse de difficultés et de périls; elle risquerait de provoquer entre la France et la Russie un contact funeste à leur harmonie: il était des positions que l'on ne voulait point se disputer et que l'on ne pouvait s'abandonner. Il ne semble pas que le sort futur des provinces centrales de la Turquie et surtout de Constantinople ait été sérieusement discuté; lorsque cette question se souleva plus tard entre les deux empereurs, elle leur apparut toute nouvelle, et ni l'un ni l'autre ne firent allusion à de précédents débats; à Tilsit, ils s'attachaient à ce qui pouvait les réunir et non à ce qui les eût divisés. Or, dans l'Orient européen, en admettant l'hypothèse d'un partage restreint, il était des contrées dont l'attribution ne pouvait offrir matière à dispute: leur position décidait de leur sort. Napoléon les montrait du doigt sur la carte et taillait le domaine respectif des deux puissances dans les possessions diminuées de la Turquie. La Russie ambitionnait depuis un siècle les principautés moldo-valaques et les occupait militairement aujourd'hui; elles constitueraient son lot. Au besoin, si l'on franchissait le Danube, une portion de la Bulgarie pourrait partager le sort des Principautés. Quant à la France, elle trouverait autour de ses possessions d'Illyrie matière à s'étendre, et Napoléon indiquait tantôt la Bosnie et l'Albanie, qui donneraient plus d'épaisseur et de consistance à la Dalmatie, cette mince province allongée sur la côte adriatique, tantôt l'Albanie, l'Épire, la Grèce, qui la prolongeaient au sud. Toutefois, si les deux souverains prévoyaient d'idéales conquêtes, ils n'en déterminaient pas rigoureusement la valeur et l'étendue; ils ne traçaient point de frontières. Quand on s'était bercé d'hypothèses multiples, sans en préciser aucune, on revenait à des généralités vagues et fuyantes, et l'entretien se prolongeait sans conclure.

Note 108: (retour) Lettre du comte Roumiantsof rappelant les paroles de Napoléon à Tilsit, 26 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

C'est qu'en effet, si Napoléon inclinait à morceler la Turquie, s'il étudiait dès à présent les moyens d'opérer cette spoliation 109, son parti n'était pas arrêté: «Mon système sur la Turquie chancelle, écrivait-il à Talleyrand, et est au moment de tomber; pourtant, je ne suis pas décidé 110.» Cette matière était celle où il jugeait le plus nécessaire à la fois de tenter les convoitises de la Russie et d'éviter avec elle tout engagement positif. Conservant ses défiances de principe contre cette puissance, il hésitait encore à la rapprocher du but éternel de ses ambitions. De plus, si l'on précipitait le partage, cette suprême commotion, ajoutant de nouvelles causes de dissentiment à toutes celles qui divisaient les puissances, reculerait indéfiniment la paix générale, dont Napoléon sentait le besoin et éprouvait l'ardent désir; ce serait une querelle aiguë, interminable, venant se greffer sur celle que quinze ans de victoires françaises n'avaient point résolue. Sans doute, si l'Angleterre, malgré les efforts que la Russie tenterait auprès d'elle, demeurait intraitable, il conviendrait de recourir à des moyens extraordinaires pour faire face aux nécessités d'une lutte sans exemple; afin de s'attacher plus complètement la Russie, de l'entraîner à des mesures actives contre l'ennemi commun, de frapper celui-ci sur un terrain nouveau, Napoléon ne reculerait pas devant l'entreprise orientale; il la regarderait en face, s'y résoudrait franchement, l'entamerait à condition de la diriger et saurait en faire sortir le triomphe définitif de sa politique; mais il était résolu à n'admettre ce parti extrême qu'en cas d'absolue nécessité, après avoir mieux assuré sa domination sur l'Europe, pénétré les intentions de l'Angleterre et éprouvé la bonne foi d'Alexandre. En attendant, il se flattait qu'une espérance, à défaut d'une promesse, suffirait à satisfaire ce monarque et à le retenir sous le charme.

Note 109: (retour) Il faisait écrire le 8 juillet à Marmont, commandant l'armée de Dalmatie, d'examiner quelles ressources offriraient les provinces occidentales de la Turquie «pour une puissance européenne qui posséderait ces pays», et de rédiger un mémoire sur les moyens de s'en emparer. Voyages du duc de Raguse, II, 389.

Note 110: (retour) Corresp., 12886.

Après quelques jours, il suspendit la conversation, prétextant sa hâte de rentrer à Paris, où de grands devoirs le rappelaient; d'autres affaires, à régler de suite, absorberaient le temps que l'on avait encore à passer ensemble; il convenait de renvoyer l'accord définitif sur le partage à une seconde entrevue, dont il formerait l'objet exclusif. L'empereur Alexandre avait promis à son allié de le visiter à Paris: c'était là que les deux souverains, dégagés d'immédiates préoccupations, pourraient reprendre à loisir le grand dessein, fixer le sort d'un monde et s'en répartir le gouvernement 111.

Note 111: (retour) Voy. à l'Appendice, sous le chiffre I, les instructions de Caulaincourt.

Alexandre était trop ébloui et comme étourdi par les impressions que Napoléon lui faisait éprouver à toute heure, par les images inattendues et captivantes qui passaient en foule à ses yeux, pour qu'il songeât, retrouvant la pleine possession de lui-même, à réclamer dès à présent une solution et à exiger un contrat. Dans ce qui lui avait été dit, il ne retenait qu'une chose: loin d'opposer aux convoitises de la Russie une fin de non-recevoir, Napoléon les encourageait à se produire, à s'affirmer, leur annonçait sous peu une satisfaction quelconque. Alexandre s'attachait désormais à cette espérance avec ardeur, avec passion, sans la préciser encore et sans lui donner une extension démesurée. On doit même se demander si la perspective d'un véritable partage de la Turquie, d'une vaste répartition de territoires à opérer de concert avec Napoléon, le séduisait autant qu'on l'a cru généralement. Il semble bien que parfois une arrière-pensée se fit jour dans son esprit. Était-il prudent, se demandait le monarque russe, était-il d'une politique avisée d'engager le règlement définitif de la question orientale, alors qu'il fallait s'associer pour cette œuvre avec une ambition qui effrayait le monde? si considérable qu'elle fût, la part de la Russie ne demeurerait-elle pas toujours inférieure à celle que s'arrogerait la France par le droit de la toute-puissance, et le plus sage n'était-il point, tout en tirant des dispositions de l'Empereur un profit immédiat et fort appréciable, de ne pas compromettre trop gravement l'avenir?

Alexandre n'éprouvait point d'ailleurs ce besoin de prendre à l'infini, cet appétit d'annexions qui avait tourmenté certains princes de l'autre siècle. S'il rêvait de conquêtes, c'était surtout de conquêtes morales, et son ambition n'était pas à hauteur de son amour-propre. Après s'être flatté de charmer et de ravir l'Europe, en se montrant à elle sous les traits d'un arbitre bienfaisant, il se proposait maintenant de plaire à ses sujets, de frapper leur imagination et, par suite, de rallier leur esprit incertain. Ses projets de réforme, cette guerre aux abus qui devait faire son honneur, avaient suscité contre lui une opposition mondaine, irritante et parfois dangereuse: malgré ses nobles et gracieuses qualités, sa popularité restait incertaine; pour la fixer, il brûlait de procurer à la Russie un avantage prochain, sensible, longtemps convoité, qui atténuerait l'amertume des désastres subis et consolerait l'orgueil de la nation. Mais, pour que ces vues fussent remplies, point n'était besoin de se lancer dans une carrière sans fin de conquêtes et d'aventures. La prise en Orient de quelques territoires bien choisis, de tout ou au moins d'une notable partie de ces principautés moldo-valaques que Catherine avait rêvé d'incorporer à son empire, suffirait à contenter la Russie, à clore dignement la crise actuelle, et Alexandre ne renonçait pas à obtenir cet agrandissement restreint, quoique considérable encore, sans qu'il y eût partage, c'est-à-dire accroissement parallèle de la France. Ce qu'il espérait vaguement, c'était que Napoléon, condamnant l'empire ottoman sans se reconnaître encore la faculté d'exécuter cet arrêt, laisserait la Russie prendre quelques provinces en avancement d'hoirie sur la succession future de la Turquie.

Affectant donc un grand zèle pour le partage, Alexandre ne pressait pas Napoléon de l'entamer, et lorsque celui-ci, témoignant d'un scrupule, émit le désir que la Russie essayât d'une négociation avec les Turcs, avant que l'on eût à concerter contre eux des mesures extrêmes, le Tsar ne repoussa pas cette idée: il jugeait facile d'arracher à la Porte une paix avantageuse et des cessions, puisque la France, qui avait soutenu jusqu'alors cette puissance, retirait son bras et se détournait d'elle; même se flattait-il que Napoléon favoriserait ses prétentions et trouverait avantage à laisser affaiblir un empire qu'il se réservait d'attaquer et de dépecer par la suite. «Je n'attends pas trop grande opposition à mes vues, écrivait Alexandre, puisqu'elles sont de l'intérêt de l'empereur des Français et répondent assez aux vues qu'il a sur l'empire ottoman 112.» Finalement, on convint en principe, dans les premiers jours de juillet, que la Russie ouvrirait une négociation de paix avec la Porte sous la médiation de la France; on dresserait en même temps, pour le cas où la Turquie refuserait ou se trouverait hors d'état de traiter, un plan de partage qui constaterait l'ordre d'idées dans lequel on s'était placé et l'abandon par la France de son ancienne alliée; mais ce projet, rigoureusement secret, ne recevrait aucune suite avant que l'on se fût revu et parfaitement entendu.

Note 112: (retour) Instructions au comte Tolstoï. Dans sa note pour la rédaction de cette pièce, Alexandre exprime l'idée qu'au lieu d'offrir à Napoléon la Bosnie et l'Albanie, ce qui eût été provoquer le partage, il convient de lui rappeler seulement qu'au cas où il voudrait exécuter cette opération, il serait de son intérêt que la Russie restât dès à présent en possession des Principautés. Archives de Saint- Pétersbourg.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches NAPOLÉON ET ALEXANDRE I.