IV - Les articles concernant l'Angleterre et la Turquie furent établis de manière à présenter une visible corrélation. ...

Les articles concernant l'Angleterre et la Turquie furent établis de manière à présenter une visible corrélation. L'action de l'un et l'autre empereur, pacifique ou guerrière suivant les cas, s'exercerait parallèlement sur des terrains différents, chacun d'eux agissant au profit de son allié, et les services que la Russie nous rendrait contre l'Angleterre auraient pour pendant les secours que nous aurions à lui prêter en Orient, à cette différence près qu'Alexandre contractait de positifs engagements et que Napoléon n'en prenait que d'éventuels.

Tout d'abord, Alexandre s'oblige à offrir au cabinet de Londres sa médiation pour le rétablissement de la paix entre la France et l'Angleterre: il emploiera tous ses soins à procurer cette œuvre désirable. Si l'Angleterre consent à conclure la paix, en reconnaissant «que les pavillons de toutes les puissances doivent jouir d'une égale et parfaite indépendance sur les mers 154», en rendant toutes les conquêtes faites sur la France ou ses alliés depuis 1805,--il s'agit des colonies françaises, espagnoles et hollandaises,--Napoléon lui restituera le Hanovre. Au 1er novembre 1807, si l'Angleterre n'a point accepté la médiation de la Russie ou si, l'ayant acceptée, elle n'a point consenti à traiter sur les bases précitées, le cabinet de Pétersbourg lui adressera une dernière sommation; au 1er décembre, si cette mise en demeure n'a point produit d'effet, l'ambassadeur russe prendra ses passeports et la guerre commencera.


Note 154: (retour) De Clercq, II, 214.

À ce moment, l'alliance franco-russe déploiera l'irrésistible puissance de ses moyens. Non contents d'employer toutes leurs forces contre l'ennemi commun, les deux empereurs obligeront l'Europe entière de s'associer à leur cause; ils n'admettront plus de neutres sur le continent, puisque la Grande-Bretagne n'en reconnaît point sur les mers. Jusqu'à présent, une grande puissance, l'Autriche, et trois États de second ordre, mais avantageusement situés pour la lutte maritime, la Suède, le Danemark et le Portugal, sont demeurés neutres ou fidèles à l'Anglais. Les cours de Stockholm, de Copenhague et de Lisbonne seront sommées d'avoir à fermer leurs ports au commerce insulaire, à rappeler de Londres leur ambassadeur, à déclarer la guerre: sur leur refus, on procédera immédiatement contre elles par voie de mesures coercitives. La Suède, dont le roi affiche envers Napoléon une hostilité poussée jusqu'à la manie et dont les possessions de Finlande offrent à l'ambition d'Alexandre une proie tentante, sera traitée avec une particulière rigueur: non seulement la Russie et la France feront marcher contre elle, mais le Danemark sera contraint de l'attaquer. Quant à l'Autriche, pour l'entraîner dans la querelle commune, on n'ira pas jusqu'à lui faire la guerre, on se contentera «d'insister avec force». Usant tour à tour de pression matérielle et morale, Napoléon et Alexandre n'épargneront rien pour organiser contre l'Angleterre la ligue européenne, et feront en sorte que leur alliance se transforme en coalition 155.

Note 155: (retour) Articles 4 à 6 du traité secret.

Durant la période antérieure à ces mesures extrêmes, tandis que le cabinet de Pétersbourg s'efforcera d'amener l'Angleterre à une transaction, Napoléon s'emploiera pareillement à procurer la paix entre la Russie et la Porte. Il offre sa médiation au Tsar, qui l'accepte, et la proposera aux Ottomans. Par ses soins, un armistice sera conclu sur le Danube, et la condition principale en est dès à présent spécifiée, la Russie devant évacuer les Principautés sans que les troupes du Sultan soient admises à y rentrer. Toutefois, si l'Empereur avait tenu à ce que cette clause figurât dans le traité patent, afin de ménager l'amour-propre des Turcs et de garder leur confiance, il avait laissé entendre de vive voix à Alexandre qu'il n'attachait pas un très grand prix à son exécution et n'insisterait pas avec force sur le retrait des troupes moscovites 156.

Note 156: (retour) Cette sorte d'engagement verbal est rappelé dans les instructions d'Alexandre Ier à son ambassadeur Tolstoï. Archives de Saint-Pétersbourg.

Après suspension des hostilités, les négociations pour la paix se poursuivront dans un lieu à désigner, et la France, présidant au débat, aura pour tâche de concilier les prétentions respectives. Cependant, «si, par une suite des changements qui viennent de se faire à Constantinople, la Porte n'acceptait point la médiation de la France, ou si, après qu'elle l'aura acceptée, il arrivait que dans le délai de trois mois après l'ouverture des négociations, elles n'eussent pas conduit à un résultat satisfaisant, la France fera cause commune avec la Russie contre la Porte Ottomane, et les deux hautes parties contractantes s'entendront pour soustraire toutes les provinces de l'empire ottoman en Europe, la ville de Constantinople et la province de Roumélie exceptées, au joug et aux vexations des Turcs 157».

Note 157: (retour) De Clercq, II, 214.

On le voit, le partage de l'empire ottoman demeurait subordonné à l'issue d'une négociation que la France, par sa qualité de médiatrice, appuyée de son redoutable prestige, serait à même de diriger, d'accélérer ou de prolonger, de rompre ou de faire aboutir. Par cette réserve, Napoléon se gardait la faculté de discuter, de graduer, de doser ses concessions à la Russie suivant les services qu'il aurait à réclamer d'elle, suivant les nécessités de la lutte avec l'Angleterre. Au lieu de faire opérer à sa politique orientale une brusque évolution, il se mettait simplement en mesure de la modifier, si les circonstances l'y obligeaient, et se donnait plusieurs mois pour prendre un parti. Par suite, il est vrai, l'empereur Alexandre a affirmé que Napoléon, dans les entretiens de Tilsit, était allé plus loin et avait fait à la Russie la promesse ferme d'un agrandissement sur le Danube. Mais il est à remarquer que cette interprétation ne fut donnée aux paroles impériales que près de quatre mois après l'entrevue, lorsque Alexandre eut vu plus clair dans ses propres ambitions, senti grandir et se fixer ses convoitises. A supposer cependant que Napoléon ait laissé se créer un malentendu favorable à sa politique, il s'était muni, pour le dissiper au besoin, d'un argument difficile à réfuter et qui n'était autre que le texte même du traité, l'instrument écrit, appelé seul à faire foi entre les deux empereurs. Aux revendications intempestives ou prématurées d'Alexandre, il pourrait toujours répondre, comme il devait le faire un jour: «On me répète que je ne suis plus sur l'air de Tilsit; je ne connais que l'air noté, c'est-à-dire la lettre du traité 158.»

Note 158: (retour) Champagny à Caulaincourt, 2 avril 1808.

Remarquons enfin que les conditions du partage, pour le cas où il aurait lieu, étaient mal déterminées. Le point seul de Constantinople était formellement mis hors de cause; le terme de Roumélie, employé pour désigner les contrées qui seraient laissées à la Porte avec sa capitale, était singulièrement élastique; on pouvait le restreindre aux territoires groupés immédiatement autour de Constantinople, l'étendre à toutes les provinces centrales de la Turquie européenne, désignées dans le vocabulaire ottoman sous le nom de Roumélie. D'autre part, le traité ne défendait point que le partage comprît certaines positions insulaires: un article spécifiait que les Bourbons de Naples, si la paix générale leur enlevait la Sicile, recevraient «une indemnité telle que les îles Baléares ou l'île de Candie ou toute autre de même valeur 159». Dès à présent, Napoléon s'adjugeait une précieuse parcelle de l'Orient maritime, la rade de Cattaro et les Sept Iles 160: il pourrait en faire un acheminement à de plus vastes acquisitions, s'il lui fallait lutter et conquérir encore, y trouver un objet d'échange et de compensation dans ses débats avec l'Angleterre, si cette puissance ne refusait plus de «procurer à l'humanité le bienfait de la paix 161».

Note 159: (retour) De Clercq, II, 213.

Note 160: (retour) La note par laquelle Napoléon réclamait Cattaro et les îles Ioniennes a été publiée dans les Mémoires de Hardenberg, V, 528-30.

Note 161: (retour) Expression de l'art. 4 du traité secret.

Toutes les dispositions concertées entre les deux empereurs furent réparties dans trois actes: le traité de paix, destiné à être immédiatement publié, des articles séparés et réservés, enfin un traité d'alliance secret. Ces actes se complétaient et s'éclairaient mutuellement: de leur ensemble ressortait le système adopté par les deux empereurs pour régler en commun les affaires du monde. Indépendamment de la double action prévue tant à l'égard de l'Angleterre que de la Turquie, le traité secret stipulait une alliance générale, offensive et défensive: «Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie, et Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies s'engagent à faire cause commune, soit par terre, soit par mer, soit enfin par terre et par mer, dans toute guerre que la France et la Russie seraient dans la nécessité d'entreprendre ou de soutenir contre toute puissance européenne. Le cas de l'alliance survenant et chaque fois qu'il surviendra, les hautes parties contractantes régleront par une convention spéciale les forces que chacune d'elles devra employer contre l'ennemi commun et les points où ces forces devront agir; mais, dès à présent, elles s'engagent à employer, si les circonstances l'exigent, la totalité de leurs forces de terre et de mer 162.»

Note 162: (retour) Le traité patent a été publié par M. de Clercq, II, 207-212; le même auteur n'a pu qu'analyser partiellement les articles séparés et le traité secret. Ce dernier acte a été publié, d'après la minute parafée par les plénipotentiaires et conservée dans nos archives diplomatiques, par M. Fournier: Napoléon Ier, Leipsick et Prague, 1888, II, 250-52. Il a été réédité, d'après l'instrument officiel conservé aux archives de Saint-Pétersbourg, par M. de Tatistcheff, Nouvelle Revue, 1er juin 1890. Nous croyons devoir reproduire en appendice, sous le chiffre I, les trois actes, afin de présenter pour la première fois dans leur ensemble les stipulations intervenues à Tilsit entre la France et la Russie.

Les traités furent signés le 7 juillet et ratifiés le 9. Malgré le vague de certains articles, Alexandre se montrait parfaitement heureux, tout entier à la joie des avantages entrevus; à mesure que la réunion approchait de son terme, l'amitié des deux empereurs devenait plus démonstrative encore, et ils voulaient que leur satisfaction se communiquât autour d'eux. Il y eut distribution et échange de décorations, convenus à l'avance entre les souverains: Alexandre avait dressé de sa main la liste des nouveaux grands aigles de la Légion d'honneur, ce furent le grand-duc Constantin, les princes Kourakine et Lobanof, le baron de Budberg. Le nouveau roi de Westphalie, le grand-duc de Berg, les princes de Neufchâtel et de Bénévent reçurent le cordon de Saint-André. De part et d'autre, les principaux chefs, les officiers renommés furent complimentés en termes flatteurs; les troupes mêmes ne furent pas oubliées, et l'on voulut que la réconciliation des armées servît de symbole à celle des peuples. Entre la garde impériale française et le bataillon des Préobajenski, établis côte à côte dans Tilsit, les meilleurs rapports existaient. Quand les deux troupes durent fraterniser solennellement et par ordre, leur réunion se fit d'un élan naturel. Un jour, des tables se dressèrent sur les promenades de Tilsit, sous des berceaux de verdure: un festin plantureux fut servi aux soldats des deux gardes: Napoléon avait fait venir de Varsovie, de Dantzig, de plus loin encore, des vivres et du vin. Le soir, la gaieté pétulante de nos Français triompha de l'ivresse morne des soldats du Nord; échangeant leurs coiffures, leurs signes distinctifs, travestis et confondus, ils défilèrent joyeusement devant une fenêtre où se tenaient les empereurs, et la nuit se prolongea en jeux bruyants, avec accompagnement d'une canonnade effrénée 163.

Note 163: (retour) Mémoires de Roustam, Revue rétrospective, 8-9.

Le 8 juillet, Napoléon fit à Alexandre sa visite d'adieu. Après avoir causé longtemps, les deux empereurs descendirent ensemble. Devant la maison, le bataillon des Préobajenski était sous les armes et rendait les honneurs; c'est alors que Napoléon demanda au Tsar la permission de décorer le premier grenadier de Russie. On fit sortir des rangs un vieux brave du nom de Lazaref. L'Empereur portait sur son uniforme la croix de la Légion d'honneur, mais le matin, prévoyant et ménageant un effet, il avait recommandé qu'on ne la fixât pas trop solidement 164. Il la détacha, la mit sur la poitrine de Lazaref, et le vieux soldat, à la russe, lui baisa la main, puis le pan de son habit, tandis que partait des rangs une grande acclamation.

Note 164: (retour) Id.

Le lendemain, les empereurs se séparèrent et Alexandre repassa le Niémen. Tandis que l'embarcation s'éloignait, Napoléon, resté sur la rive, faisait de la main à son allié des signes d'amitié et d'au revoir. À dix heures du soir, il partit lui-même pour Kœnigsberg, après avoir expédié les ordres qui devaient accélérer la remise des îles Ioniennes entre nos mains et l'armistice avec la Turquie.

Les scènes de Tilsit, grand spectacle de réconciliation et d'apaisement, produisirent sur tous ceux qui en furent témoins une impression ineffaçable, d'autant plus forte qu'elle fut presque unique dans ce temps de luttes et d'orages. En France, la joie de la paix fut plus vive encore que l'orgueil du triomphe. Subitement, le ciel parut s'être rasséréné; après avoir cru à l'éternelle durée des guerres, on entrevit un avenir plus doux, et l'on jugea que l'Empereur, scellant l'œuvre de ses victoires par une entente avec le puissant monarque du Nord, marquait enfin la volonté et le pouvoir de s'arrêter. Illusion que ne saurait partager l'histoire! Tant que durait la guerre maritime, source lointaine et parfois invisible d'où découlaient toutes les autres, il était dans la destinée de l'Empereur de ne s'allier que pour combattre et de pousser sans relâche dans la carrière des conquêtes. Si nos ennemis du continent étaient une fois de plus vaincus et dispersés, l'Angleterre restait là pour leur offrir un point de refuge et de ralliement, pour solder la révolte, encourager la défection, et aussi longtemps que cette tête de la coalition resterait intacte, les membres dispersés tendraient toujours à se rapprocher et à se rejoindre. La Prusse morcelée, l'Autriche humiliée, tant d'États frappés, soumis, contraints, ne se résigneraient pas à leur sort; nos vassaux sentiraient la tentation d'échapper à une lourde tutelle, nos amis resteraient incertains, et l'on a vu que l'alliance russe elle-même ne pourrait que difficilement résister à la prolongation de la crise générale. Tilsit n'avait point fixé le sort du monde, il n'avait même pas fixé l'alliance avec la Russie. Si les deux monarques s'étaient juré amitié, concours réciproque, inaltérable confiance, s'ils avaient abordé dans un esprit d'union les graves problèmes qui les avaient divisés jusqu'à ce jour, ils n'en avaient, à vrai dire, résolu aucun: la question de la Prusse n'était fermée qu'en apparence, celle de Pologne subsistait grosse de périls; pour l'Orient, le traité avait fait naître l'espoir plutôt que la certitude d'une solution; dès qu'il s'agirait de mieux préciser les intérêts respectifs, tels que les avaient engagés les rivalités du passé et surtout les nécessités de la dernière lutte, on risquait de les retrouver hostiles et dissidents. Ce nuage sur l'avenir n'échappait point à Napoléon: il sentait que l'Angleterre disposait encore de mille moyens pour ruiner l'édifice fragile de ses alliances; qu'il suffirait à cette ennemie de prolonger une résistance passive, de ne point céder, pour retrouver des auxiliaires, des complices; qu'il fallait la poursuivre sans trêve, l'abattre sans retard, sous peine de lui voir remettre en question les résultats glorieusement acquis; que la France ne pouvait attendre la paix, mais devait la conquérir. Aussi, profitant de la ferveur première d'Alexandre, avait-il organisé à Tilsit le plus formidable système de guerre qu'il eût encore imaginé pour avoir raison de la ténacité britannique. Mais ce système portait en lui d'immenses périls: entraînant l'Empereur à un redoublement de rigueurs, à exaspérer les vaincus, à violenter les neutres, il rendrait de nouvelles armes à l'Angleterre et, poussant l'oppression jusqu'à ses dernières limites, devait justifier et préparer contre nous l'insurrection générale. Néanmoins, Napoléon quittait Alexandre avec espoir et satisfait de son œuvre; pour la première fois, il avait contracté une grande alliance, trouvé un second dans la lutte qu'il menait contre l'insolente nation; avec cette aide, dût-elle n'être que passagère, il comptait tout entreprendre et se flattait de tout accomplir. Pourvu qu'Alexandre lui restât momentanément fidèle, que le charme ne se rompît pas trop tôt, que le Tsar continuât de suivre à Pétersbourg l'impulsion donnée à Tilsit, Napoléon se promettait de courber promptement l'Angleterre ou de la briser: «La paix générale est à Pétersbourg, disait-il après l'entrevue, les affaires du monde sont là 165.» La réconciliation avec la Russie n'assurait point l'universel repos, mais l'alliance pouvait le procurer: si Tilsit ne finissait rien, Napoléon y voyait le moyen de tout terminer.

Note 165: (retour) Documents inédits.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches NAPOLÉON ET ALEXANDRE I.