I - Au milieu du Niémen, un radeau avait été établi à l'aide de barques juxtaposées: l'art industrieux de nos soldats ...

Au milieu du Niémen, un radeau avait été établi à l'aide de barques juxtaposées: l'art industrieux de nos soldats y avait élevé «une maisonnette très joliment meublée 78», comprenant deux pièces, dont l'une devait recevoir les empereurs et servir à leur conférence, dont l'autre était destinée à leur état-major. Des branchages, des guirlandes fleuries cachaient la nudité des murs; au fronton, les chiffres de Napoléon et d'Alexandre figuraient entrelacés. Attirée par ces apprêts, par l'annonce de l'entrevue, notre armée au repos distinguait peu à peu sur l'autre rive, peu de jours avant hostile et déserte, où seuls quelques Cosaques voltigeaient le long de la grève sablonneuse, des groupes nombreux et brillants. L'empereur de Russie venait d'arriver, suivi de son frère, des généraux Bennigsen et Ouvarof, du prince Lobanof et de plusieurs aides de camp: il s'était arrêté et se reposait dans une auberge à demi ruinée. Un officier entra: «Il vient», dit-il, et annonça qu'un grand mouvement se voyait sur la rive française, que les soldats faisaient la haie et acclamaient leur chef, qui passait au galop entre leurs rangs pour s'approcher du fleuve. Alexandre s'embarqua sur-le-champ; dans le même instant, un canot se détachait de l'autre bord, et Napoléon s'y reconnaissait à son uniforme traditionnel, au petit chapeau légendaire 79. Le canon tonnait; au cri français de: Vive l'Empereur! répondaient les acclamations plus graves et rythmées des soldats de Russie. On saluait les souverains, on saluait aussi la paix; chez tous ces hommes acharnés depuis huit mois à se haïr et à se combattre, la nature reprenait ses droits; un immense espoir de repos, d'apaisement, soulevait en même temps des milliers de cœurs et faisait souhaiter que la réconciliation des deux monarques vînt enfin procurer la sécurité de l'univers.

Note 78: (retour) Budberg à Soltykof, 16-28 juin 1807. Archives de Saint- Pétersbourg.


Note 79: (retour) Tatistcheff, Nouvelle Revue du 1er juin 1890.

Lorsque l'empereur Napoléon, arrivé le premier au radeau, reçut le tsar Alexandre, il se trouva en présence d'un monarque de trente ans, d'une figure avenante et remarquablement agréable, d'élégantes manières, chez lequel l'habitude de l'uniforme corrigeait ce que pouvait avoir d'excessif la souplesse et la flexibilité slaves. Alexandre était charmant dans la tenue sobre et un peu grave des gardes Préobrajenski, habit noir à parements rouges, agrémenté d'or, avec la culotte blanche, l'écharpe, le grand chapeau à trois cornes, surmonté de plumes blanches et noires 80. Il vint gracieusement à Napoléon et, d'un élan spontané, les deux empereurs s'embrassèrent; ils se mirent ensuite à causer familièrement.

Note 80: (retour) Tatistcheff, loc. cit.

Pour plaire à première vue, l'un des secrets d'Alexandre était de prendre dès le début un ton simple, amical, confiant; il avait l'air d'admettre d'emblée son interlocuteur dans son intimité. La tête légèrement penchée, un joli sourire aux lèvres, il s'exprimait en termes d'une aisance parfaite, et dans sa bouche le français se modulait à la russe, avec des inflexions caressantes, avec une douceur presque féminine 81. Napoléon fut charmé de ces manières auxquelles les souverains d'ancienne race ne l'avaient pas habitué. Il avait vu s'incliner devant lui les rois d'Allemagne, mais leur attitude était celle de vassaux craintifs; au lendemain d'Austerlitz, il avait vu l'empereur d'Autriche s'approcher de son bivouac, mais le descendant des Habsbourg portait au front l'amertume de sa défaite: réduit à implorer la paix, il laissait voir, par sa tenue et son langage, ce que cette démarche coûtait à son orgueil. À Tilsit, Napoléon rencontrait pour la première fois un vaincu aimable, qui répondait à ses avances: il se sentit encouragé à les poursuivre, et la bonne grâce témoignée de part et d'autre créa une sympathie réciproque. Entre les deux monarques officiellement en guerre, le rétablissement de la paix fut sous-entendu et la possibilité d'un accord étroit aussitôt envisagée.

Note 81: (retour) Lamartine, Histoire de Russie, II, 143.

Toute alliance naît de haines partagées. À ce moment, Alexandre avait deux objets d'aversion: l'Angleterre, qui l'avait mal secondé, l'Autriche, qui s'était dérobée à ses instances. On assure que son premier mot à l'Empereur fut celui-ci: «Sire, je hais les Anglais autant que vous.--En ce cas, aurait répondu Napoléon, la paix est faite.» À cette profession d'animosité commune contre l'Angleterre, Napoléon donna un pendant à l'adresse de l'Autriche. Quand l'intimité fut plus complète, quand on en vint aux plus libres confidences, il témoigna le désir d'un accord à deux, exclusif, jaloux, sans alliance «collatérale», suivant le mot d'un homme d'État russe 82, et formulant sa pensée avec une brutalité crue: «J'ai souvent couché à deux, dit-il, jamais à trois.» Le tiers incommode auquel il faisait allusion, c'était l'Autriche: Alexandre trouva le mot «charmant 83».

Note 82: (retour) Le comte Roumiantsof. Archives de Saint-Pétersbourg.

Note 83: (retour) Rapport de Savary du 6 août 1807.

Un seul scrupule retenait le Tsar et contrariait ses épanchements. Au sortir de l'entrevue, il allait retrouver, au pauvre village de Pictupœhnen, Frédéric-Guillaume et les Prussiens, qui demeuraient nominalement ses alliés. Avec eux, la signature de l'armistice restait en suspens: Napoléon y mettait des conditions rigoureuses; il exigeait que les dernières places conservées par les troupes de Frédéric-Guillaume en Silésie et en Poméranie lui fussent remises avec leurs garnisons: il voulait que l'armistice fût encore une capitulation, succédant à tant d'autres. Si l'empereur Alexandre ne rapportait pas à la Prusse un adoucissement de son sort, quelle réponse ferait-il aux questions anxieuses de Frédéric-Guillaume? Ne lirait-il pas au moins sur le visage du roi de muets et navrants reproches? Il pria Napoléon d'épargner à la Prusse, réduite à merci, une humiliation inutile, et obtint que l'armistice serait signé sur-le-champ, sans remise des places 84.

Note 84: (retour) Mémoires de Hardenberg, III, 475.

Ce point réglé, rien ne s'opposait plus à ce que les négociations pour la paix et l'alliance fussent menées bon train et avec un égal empressement. Pour les faciliter, Napoléon offrit au Tsar de s'établir à Tilsit: il s'y trouverait chez lui, y viendrait avec une partie de sa garde: un quartier de la ville serait mis à sa disposition, Frédéric-Guillaume étant admis à jouir du même privilège. Alexandre accepta ces propositions, s'en montra reconnaissant, fut de plus en plus expansif, cordial, et l'entretien se prolongea près de deux heures. Toutes les questions y furent légèrement abordées, et l'on reconnut qu'aucune d'elles ne mettrait obstacle à l'entente. Alexandre les traita avec tact, avec une ouverture et une liberté d'esprit qui furent remarquées de son interlocuteur et achevèrent de lui plaire: «Je viens de voir l'empereur Alexandre, écrivait le soir même Napoléon à Joséphine, j'ai été fort content de lui! C'est un fort beau, bon et jeune empereur; il a de l'esprit plus qu'on ne pense communément 85.»

Note 85: (retour) Corresp., 12825.

À travers ce peu de lignes, il est aisé de lire tout l'espoir que Napoléon fondait maintenant sur l'empereur Alexandre. D'un rapide coup d'œil, il avait embrassé ce caractère sous toutes ses faces. Et d'abord, Alexandre lui était apparu de nature affectueuse et tendre, très sensible aux égards, donnant et demandant beaucoup à l'amitié. Puis, c'était une imagination vive, qu'il serait facile d'enflammer: prompt à s'éprendre d'idées, pourvu qu'elles fussent belles et séduisantes, il s'attachait moins à les préciser, à les traduire sous forme de réalités qu'à s'enivrer de leur éclat; esprit brillant, mais incomplet, il était propre surtout à recevoir des impressions, à s'assimiler les pensées qu'on lui suggérait, à les parer de poésie et de splendeur, à leur rendre un culte contemplatif, et semblait né pour rêver plutôt que pour agir. Par chacun de ces côtés, Napoléon reconnut que le jeune empereur lui offrait prise; il le jugea accessible de toutes parts à l'ascendant de son impérieux génie. Dès lors, son parti est pris: d'une main délicate et sûre, il touchera tous les ressorts qui doivent faire vibrer l'âme d'Alexandre et s'emparera de ce prince, afin de tenir en lui la Russie. Ce qu'il veut, c'est à la fois dominer son esprit et prendre son cœur: aux rapports qui vont s'établir, il donnera moins le caractère d'une alliance au sens ordinaire du mot que celui d'une liaison personnelle et intime, fondée sur un attachement d'homme à homme, et ce lui sera un moyen de laisser à l'accord quelque chose d'indéterminé et de mystérieux; on s'entend à demi-mot entre amis qui se goûtent mutuellement et bannissent toute défiance. En politique, les paroles, les actes de l'Empereur s'inspireront invariablement des tendances morales et des particularités d'âme remarquées chez Alexandre: jeter en avant des idées générales, les développer avec une incomparable magie de pensée et de langage, relever, ennoblir toutes les questions, montrer en elles des aspects humanitaires, sentimentaux, philosophiques, les transporter dans une région haute et nuageuse, éviter autant que possible d'en dégager dès à présent les côtés matériels et pratiques, traiter tout en grand, poser des principes et laisser à l'avenir le soin d'en tirer l'application, parler au futur plus qu'au présent, s'épargner ainsi des engagements prématurés et peut-être dangereux; lorsqu'il deviendra indispensable de fournir à Alexandre de réelles satisfactions, les accorder à l'homme plus qu'au souverain, les ménager de manière à contenter son amour-propre, ses aspirations personnelles et momentanées plus que les intérêts permanents de son peuple, lui faire espérer d'autres avantages, plus vastes encore, lui laisser toujours à désirer, le tenir en un mot dans une expectative pleine de charme, dans une attente constamment renouvelée, dans un songe enchanteur qui lui ôtera la faculté de raisonner et de se reprendre: tel fut le plan auquel Napoléon devait s'attacher avec une suite, une constance, une habileté extraordinaires, et auquel il semble s'être fixé dès l'instant de sa rencontre avec l'empereur de Russie.

De son côté, Alexandre a raconté en ces termes sa première impression: «Je n'ai jamais eu plus de préventions contre quelqu'un que je n'en ai eu contre lui, mais après trois quarts d'heure de conversation avec lui, elles ont toutes disparu comme un songe 86.» La première fois qu'il reçut après l'entrevue un diplomate français, il l'accueillit par ces paroles: «Que ne l'ai-je vu plus tôt... le voile est déchiré et le temps de l'erreur est passé 87!» Convient-il d'ajouter une entière confiance à ces ferventes et soudaines professions de foi? Dès le moment où il eut la révélation de Napoléon, Alexandre fut-il aussi complètement à lui qu'il s'en donna l'apparence? se laissa-t-il vraiment subjuguer et séduire? abjura-t-il toutes ses préventions contre l'homme redoutable qu'il avait combattu avec tant d'âpreté et dans les bras duquel une subite défaillance l'avait inopinément conduit?

Note 86: (retour) Rapports de Savary du 9 octobre 1807.

Note 87: (retour) Le chargé d'affaires Lesseps au ministre des relations extérieures, 19 août 1807.

Alexandre avait l'enthousiasme prompt et variable; son cœur généreux et son esprit inquiet le firent s'attacher à des objets divers, quoique toujours nobles et relevés; s'acheminant tour à tour dans des voies différentes, il s'y engagea d'abord avec ardeur, puis s'arrêta lassé, non sans marquer son passage par des traces fécondes, car il rencontrait le bien en poursuivant l'idéal. Il eut successivement la religion du progrès, celle du passé, se prit d'un égal amour pour les idées libérales, pour l'autorité ensuite, envisagée sous une forme mystique et tutélaire. Napoléon fut-il l'une de ses passions, suivant et précédant tant d'autres? Il fut à coup sûr l'une de ses curiosités, l'un de ses étonnements. Placé en présence de cet universel génie, qui se mettait en action devant lui et déployait pour lui plaire ses multiples ressources, il en fut frappé comme d'un phénomène unique, extraordinaire; il l'admira d'abord comme une force de la nature, l'étudia avec un intérêt soutenu, absorbant, puis éprouva pour lui ce goût qui attache invinciblement à ce que l'on veut comprendre et pénétrer. Il faut ajouter que son éducation, ses impressions primitives ne le mettaient point spécialement en défense contre le prestige du héros révolutionnaire; moins attaché que les autres souverains de son temps aux principes et aux passions d'autrefois, moins d'ancien régime, si l'on peut dire, il se dégageait plus facilement de leurs préventions, et les nouveautés grandioses, de quelque ordre qu'elles fussent, avaient le don de le capter. Qu'il ait subi l'ascendant d'une nature supérieure et cette prise que Napoléon exerçait si fortement sur les hommes, c'est ce que ses épanchements intimes, appuyant ses témoignages publics, laissent clairement apercevoir. Il n'échappa pas à la puissance de ces yeux qui dardaient sur lui un regard si pénétrant, au charme de cette bouche qui lui souriait avec tant de grâce et le caressait de paroles infiniment flatteuses; il ne résista pas à l'action de ce langage qui savait tout embellir et transformer, qui peuplait le monde de merveilles, et nul doute que la grandeur de l'homme n'ait été pour beaucoup dans l'attrait qui le poussa vers le monarque.

D'ailleurs, dans ce que Napoléon lui avait dit ou laissé entendre, tout était pour lui plaire et le ravir. Il était venu en vaincu, encore meurtri de sa défaite, de ses illusions détruites, agité, il est vrai, de nouveaux et ambitieux désirs, mais osant à peine se les avouer, et voici que le vainqueur, le consolant et le relevant de ses disgrâces, dépassant du premier coup son attente, lui offrait part à une fortune et à une gloire sans exemple. S'il essayait d'échapper à cet éblouissement et repassait de sang-froid dans sa mémoire les paroles recueillies, il n'y trouvait rien qui pût blesser l'intérêt présent de la Russie; il n'y découvrait que motifs d'espérer pour elle et de se réjouir, et la raison lui semblait justifier son entraînement. Pour s'unir à la Russie et l'associer à sa destinée, que demandait en somme Napoléon? D'abord qu'on renonçât à contester sa suprématie sur le midi et le centre de l'Europe, qu'on reconnût les changements opérés tant en Allemagne qu'en Italie; Alexandre était résigné d'avance à ce sacrifice. D'autre part, Napoléon ne lui proposait pas de participer à de plus profonds bouleversements. Questionné sur deux points, il avait déclaré ne point vouloir détruire la Prusse ni rétablir la Pologne. S'il écartait l'Autriche de ses combinaisons, répondant en cela aux désirs d'Alexandre, il n'annonçait aucun projet contre l'existence même de cet empire, indispensable à la sécurité de la Russie. Ce qu'il réclamait avec force, c'était qu'on l'aidât à assurer le repos du monde par la paix maritime, à menacer les Anglais, au besoin à les combattre, à soulever contre eux le continent. Certes, une rupture avec Londres porterait atteinte à la prospérité matérielle de l'empire, troublerait profondément et déconcerterait la nation; mais Alexandre envisageait les rapports de la Russie avec l'Angleterre d'un point de vue plus élevé que son peuple: révolté par l'égoïsme des insulaires, il jugeait de plus que leur despotisme pesait aussi lourdement sur l'Océan que celui de Napoléon sur la terre; il estimait que la Russie, puissance baltique, trouverait son compte à combattre leurs prétentions, à limiter leurs prérogatives; en revenant à l'idée entrevue par Catherine II, saisie avec ardeur par Paul Ier, d'assurer les droits des neutres et l'égalité des pavillons, il reprendrait une tradition intermittente de la politique moscovite et se consolerait de n'avoir point affranchi le continent en poursuivant avec nous l'indépendance des mers. En échange de ce service, Napoléon semblait promettre à la Russie des profits sérieux, brillants surtout et flatteurs, et l'Orient était le terrain où elle aurait naturellement à les demander et à les recevoir. Sans doute, l'Empereur n'annonçait rien de positif, mais ses regards, le ton de ses discours, son air, en disaient plus que ses paroles, et, pour se manifester par de précieux témoignages, sa bonne volonté paraissait n'attendre qu'une occasion. Alexandre estimait donc de plus en plus qu'une saine politique lui recommandait de s'unir actuellement au vainqueur, de lui prêter contre l'Angleterre un concours «non seulement apparent, mais sincère 88», afin d'obtenir de lui des avantages qui payeraient la Russie de ses pertes et compenseraient ses désastres.

Note 88: (retour) Conversation d'Alexandre avec le major de Schœler, émissaire du roi de Prusse, publiée par Hassel, Geschichte der Preussischen Politik, 1807 bis 1815, I, 400.

Est-ce à dire qu'il se livrât sans réserve au génie qui avait juré sa conquête? Il y avait chez lui, au milieu de ses enthousiasmes, au milieu de ses idéales et flottantes aspirations, une subtile finesse, même, suivant le mot d'un homme qui l'approcha de près et le jugea bien, un «acquit de dissimulation souveraine 89»; il était fils d'une race de Slaves, mais de Slaves élevés à l'école de Byzance. À Tilsit, subissant le charme, il ne s'y abandonna pas tout entier, garda une part de lui-même pour l'observation et la méfiance. Dans cette âme à la fois mobile et complexe, les sentiments les plus divers se superposaient alternativement, pour ainsi dire, plutôt qu'ils ne se substituaient tout à fait les uns aux autres: celui qui l'emportait un jour ne détruisait pas entièrement celui qui avait prévalu la veille, le refoulait seulement, et, sous l'engouement qui portait aujourd'hui Alexandre vers l'alliance napoléonienne, on eût retrouvé un reste de crainte et de suspicion. Si réelle qu'elle fût, sa confiance gardait quelque chose de fragile, d'instable, et s'abandonnant avec délices aux séductions de l'heure présente, il laissait certains doutes planer sur l'avenir.

Note 89: (retour) Le général de Caulaincourt.

Croyait-il, par exemple, que l'alliance, lorsqu'elle aurait produit les résultats dont elle était promptement susceptible, peut-être la paix maritime, au moins l'extension de la Russie en Orient, dût être indéfiniment prolongée? Fallait-il, suivant lui, reconnaître la loi de l'avenir dans un accord de principe entre la Russie se désintéressant des affaires occidentales et la France débordant sur le monde? À cet égard, il évitait de s'interroger. En descendant au fond de sa pensée, on y eût retrouvé la crainte que la sécurité permanente de la Russie ne pût se concilier avec l'excès de la puissance française. Il ne renonçait pas absolument à rétablir l'Europe dans ses droits, à rejeter la France dans de plus étroites limites, mais n'attendait plus la réalisation de ce vœu que d'un concours problématique de circonstances: «Changent les circonstances, disait-il confidentiellement, la politique aussi pourra changer 90.» En attendant, il emploiera d'une part à rétablir ses forces, de l'autre à se ménager d'égoïstes satisfactions, le temps qu'il ne saurait plus consacrer à la défense commune, travaillera pour lui-même après s'être épuisé en efforts stériles au profit d'autrui, quitte ensuite, lorsqu'il aura pris ses avantages et ses sûretés, à voir s'il doit rester l'allié de Napoléon ou redevenir celui de l'Europe. Il se peut, à la vérité, que l'ambition du conquérant se découvre à bref délai insatiable et dévorante, qu'elle menace la puissance même qu'elle semble vouloir prendre pour auxiliaire: contre de tels périls, Alexandre se tiendra sur ses gardes; sitôt qu'ils lui apparaîtront, l'alliance se rompra d'elle-même, au cours de son activité, mais la Russie y aura gagné tout au moins d'avoir suspendu quelques années la marche terrifiante des armées françaises, d'avoir détourné ce torrent, d'avoir obtenu le temps de fortifier ses frontières, de réparer ses pertes, de se remettre en posture de défense. Après ce répit, s'il lui faut engager une lutte suprême, elle se trouvera mieux préparée à la soutenir; sans recourir alors à l'inutile moyen des coalitions, ne s'appuyant que sur elle-même, sur sa puissance restaurée, sur le sentiment de son droit, elle attendra l'envahisseur, lui opposera sa masse redoutable et «vendra chèrement son indépendance 91». En 1807, Alexandre ne souhaitait pas encore, mais prévoyait par instants 1812.

Note 90: (retour) Conversation avec Schœler, Hassel, 390.

Note 91: (retour) Conversation avec Schoeler, Hassel, 386.

Toutefois, les nuages qui passaient sur son esprit n'assombrissaient point son visage. Auprès de Napoléon, il se montrait parfaitement calme, rayonnant de satisfaction, plein d'espoir, affectait une foi sans bornes dans la perpétuité de l'accord: il entrait dans les vues du grand homme, admettait tous ses plans, s'inclinait devant sa supériorité, se déclarait disposé à le seconder, prêt à l'aimer, et ce jeu caressant, qui répondait à son caractère, à son penchant actuel, au plaisir qu'il éprouvait de bonne foi à cultiver des relations attrayantes, faisait aussi partie de sa politique. Vraiment séduit, il se montrait plus conquis encore qu'il ne l'était en réalité, son but étant de procurer à l'Empereur des impressions et des satisfactions qui lui fussent nouvelles. Napoléon avait vaincu l'Europe, il ne l'avait point persuadée; il avait soumis les rois à son joug, sans les plier à son ascendant moral, et, parmi tous ses triomphes, l'amitié d'un grand souverain était le seul succès qui lui manquât.

En la lui offrant, Alexandre pensait contenter en lui un secret et orgueilleux désir, prendre dans ses sentiments une place à part et se ménager plus aisément sa confiance: «Flattez sa vanité, disait-il aux Prussiens en leur recommandant son système; c'est mon loyal intérêt pour votre roi qui me fait vous donner ce conseil 92.» On doit chercher en partie dans cette arrière-pensée et dans cette illusion le secret des hommages à la fois délicats et passionnés qu'Alexandre prodiguait à Napoléon. Sans doute, le désir de charmer était chez lui inné, continuel, et la conquête de Napoléon devait particulièrement tenter Alexandre «le séduisant 93». Il s'y vouait par goût, par une instinctive tendance, mais aussi parce qu'il y voyait un moyen de mieux servir et ménager l'intérêt de son État 94. Il se trouvait de la sorte que les deux souverains avaient adopté le même système l'un vis-à-vis de l'autre: Napoléon voulait s'attacher Alexandre, mais la volonté de plaire était égale chez le Tsar, et si l'on cherchait à préciser le véritable caractère des rapports inaugurés à Tilsit, en les dégageant de l'appareil émouvant et grandiose qui était venu les environner, on pourrait les définir: un essai sincère d'alliance momentanée, doublé d'une tentative de séduction réciproque.

Note 92: (retour) Conversation avec Schœler, Hassel, 385.

Note 93: (retour) Réminiscences sur Napoléon Ier et Alexandre Ier, par la comtesse de Choiseul-Gouffier, p. 11.

Note 94: (retour) Dans une note autographe sur les instructions à donner au nouvel ambassadeur de Russie à Paris, le comte Pierre Tolstoï, Alexandre écrivait: «Il faut dire entre autres choses que, la paix de Tilsit ayant délivré la Russie du danger dont la menaçait son ennemi le plus dangereux, la politique exige que nous cherchions à tirer le meilleur parti possible de ce nouvel état de choses, et que c'est en cherchant à resserrer les liens qui unissent les deux empires qu'on peut se flatter de tourner à notre avantage les rapports nouvellement établis entre la Russie et la France.» Archives de Saint-Pétersbourg.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches NAPOLÉON ET ALEXANDRE I.