II - INSTRUCTION POUR M. DE CAULAINCOURT 658.

Note 658: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, vol. 144.


12 novembre 1807.


M. Tolstoï paraît n'avoir eu aucune instruction particulière sur la manière d'exécuter le traité de Tilsit, et une instruction propre à faire connaître les vues de l'empereur Alexandre semblait nécessaire.

L'Empereur de Russie a accepté la médiation de l'Empereur Napoléon pour faire sa paix avec la Turquie. La Turquie l'a aussi acceptée, et son ambassadeur à Paris a des pleins pouvoirs pour la conclure. M. de Tolstoï n'a point de pouvoirs, la négociation ne peut donc avoir lieu; ce qui, joint à l'occupation actuelle de la Valachie et de la Moldavie et aux ouvertures faites par le comte de Roumiantsof au général Savary, ainsi qu'aux mouvements de l'armée russe, porte à penser que la Russie a des vues sur ces deux provinces. L'Empereur n'est pas très opposé à cette occupation de la Valachie et de la Moldavie par les Russes. Sous quelques rapports, elle peut servir ses intérêts, en le mettant dans le cas de recevoir l'équivalent par la possession de quelques provinces prussiennes de plus; ce qui, en affaiblissant encore cette monarchie, consolide le système fédératif de l'Empereur; à cette considération se joint celle que, dans l'état de décadence où se trouve la Porte, ces provinces sont comme perdues pour elle; on ne peut espérer qu'elle en tire les ressources qu'elles peuvent fournir; le pays sera ravagé, ses habitants seront pillés et vexés par les deux partis; les cris et les plaintes retentiront aux oreilles de l'Empereur; il sera appelé à intervenir dans des querelles sans cesse renaissantes, et l'amitié de la France et de la Russie serait en danger d'être troublée.

D'un autre côté, l'intérêt personnel de l'Empereur de Russie exige qu'il ait entre ses mains des terres et des biens pour donner à ses officiers; il faut qu'il puisse se glorifier aux yeux de ses peuples d'avoir, comme ses prédécesseurs, accru son Empire.

Mais s'il retient la Valachie et la Moldavie, le traité de Tilsit est violé en apparence, et cette violation ne peut pas être au profit d'une seule des parties contractantes. Il faut une compensation à l'Empereur, et il ne peut la trouver que dans une partie des États de la Prusse dont le traité stipule la restitution, partie égale en population, en richesses, en ressources de tout genre aux deux provinces turques. De cette manière, l'allié de la France, l'allié de la Russie éprouveraient une perte égale. Tous les deux seraient également déchus de l'état où les avait laissés le traité de Tilsit. La Prusse, il est vrai, n'aurait plus qu'une population de deux millions d'habitants; mais n'y en aurait-il pas assez pour le bonheur de la famille royale, et n'est-il pas de son intérêt de se placer, sur-le-champ et avec une entière résignation, parmi les puissances inférieures, lorsque tous les efforts pour reprendre le rang qu'elle a perdu ne serviraient qu'à tourmenter ses peuples et à nourrir d'inutiles regrets?

Probablement, on vous insinuera à Pétersbourg que l'Empereur peut prendre lui-même cette compensation dans les provinces turques les plus voisines de son royaume d'Italie, telles que la Bosnie, l'Albanie. Vous devez repousser tout arrangement de ce genre; il ne peut convenir à l'Empereur. Il entraîne des conséquences qu'on ne prévoit pas. Ces provinces seraient à conquérir par l'Empereur; elles ne sont point entre ses mains comme la Valachie et la Moldavie sont maintenant entre les mains des Russes. Il faudrait donc combattre pour les conquérir et combattre encore pour les garder, car les préjugés de ces pays et le caractère des habitants mettraient beaucoup d'obstacles à une possession tranquille. Ces provinces ne seraient pas une acquisition précieuse pour l'Empereur; elles sont peu riches, sans commerce, sans industrie, et, par leur position, très difficiles à rattacher au centre principal de son Empire. Par cette prétendue compensation, on ne lèguerait à l'Empereur qu'une source de tracasseries à terminer par les armes, sans profit et sans gloire.

Des conséquences plus grandes en seraient le résultat, la destruction de l'Empire ottoman. Ainsi entamé dans le nord et le couchant, il serait impossible qu'il se soutînt davantage. La soustraction de la Valachie et de la Moldavie ne lui ôte rien de sa force; il y a vingt ans que ces deux provinces, soumises à l'influence russe, sont perdues pour lui; mais si cette perte est suivie de la séparation des provinces occidentales, l'Empire est frappé au coeur, le reste d'opinion qui le soutient est détruit, la Porte Ottomane, menacée par les Russes d'un côté, attaquée par les Français de l'autre, a cessé d'exister. Cette chute de l'Empire ottoman peut être désirée par le cabinet de Pétersbourg; on sait qu'elle est inévitable; mais il n'est point de la politique des deux cours impériales de l'accélérer; elles doivent la reculer jusqu'au moment où le partage de ces vastes débris pourra se faire d'une manière plus avantageuse pour l'une et pour l'autre, et où elles n'auront pas à craindre qu'une puissance actuellement leur ennemie s'en approprie, par la possession de l'Égypte et des îles, les plus riches dépouilles. C'est la plus forte objection de l'Empereur contre le partage de l'Empire ottoman.

Addition dictée par l'Empereur.

«Ainsi, le véritable désir de l'Empereur dans ce moment est que l'Empire ottoman reste dans son intégrité actuelle, vivant en paix avec la Russie et la France, ayant pour limites le thalweg du Danube, plus les places que la Turquie a sur ce fleuve, telles qu'Ismaïl, si toutefois la Russie consent que la France acquière sur la Prusse une augmentation pareille.

«Cependant, il est possible que l'idée du partage de l'Empire ottoman soit décidée à Saint-Pétersbourg; dans ce cas, l'intention de l'Empereur est de ne point trop choquer cette cour sur cet objet, préférant faire ce partage seul avec elle, de manière à donner à la France le plus d'influence possible dans le partage, que de porter les Russes à y faire intervenir l'Autriche. Il ne faut donc point se refuser à ce partage, mais déclarer qu'il faut s'entendre verbalement sur cet objet.»

Rappelez, Monsieur, à l'Empereur Alexandre les conversations qu'il a eues à ce sujet avec Sa Majesté, et comment les deux Empereurs sont convenus de ne rien entreprendre à cet égard, qu'après s'en être entendus, soit dans le voyage à Paris que doit faire l'Empereur Alexandre, soit dans tout autre point où les deux souverains doivent se réunir. Mais si ces vues de partage existent, tirez-en au moins cette conséquence que l'Empereur des Français ne doit point évacuer la rive gauche de la Vistule, afin d'être prêt à tout événement. Et lorsqu'on vous parlera de l'Albanie et de la Bosnie comme objet de compensation pour l'Empereur, faites sentir l'inégalité de cette compensation pour l'Empereur, et revenez sur la possession de quelques provinces prussiennes de plus, comme objet d'un arrangement parfaitement égal, convenable à tous les intérêts, d'une exécution prompte et facile, et sans aucune de ces conséquences que la politique la plus clairvoyante ne peut prévoir ni prévenir.

L'Empereur ne peut désarmer, lorsque de si grands intérêts sont encore en balance. La Russie occupe les places du Dniester, la Valachie et la Moldavie, et renforce ses armées de ce côté, loin de songer à les rappeler. L'Empereur, qui a toute confiance en l'Empereur Alexandre, veut bien régler sa marche sur la sienne; mais il faut que les deux Empires marchent d'un pas égal. Tel sera le principe de la conduite de l'Empereur. Raison, justice, prudence ne lui permettent pas de prendre un autre parti, et aucun obstacle ne pourra le détourner de cette route.

L'Empereur ne désarmera pas. Il n'évacuera les États prussiens que quand les négociations pour la paix avec la Turquie seront recommencées, et que l'Empereur Alexandre aura déclaré que son intention est de restituer la Valachie et la Moldavie, ou bien il évacuera partiellement, lorsque les arrangements dont je vous ai parlé, arrangements relatifs à un nouvel état de choses, auront été convenus entre les deux puissances. L'Empereur est prêt pour l'un ou l'autre parti. L'un et l'autre lui conviennent. En regardant comme plus avantageux à la Russie l'arrangement qui lui laisserait la Valachie et la Moldavie, il le préférerait pour cette unique raison; mais il faudrait, au préalable, s'entendre sur les conditions de l'arrangement et sur la forme à lui donner. Il faudrait, sur les bases que je vous ai développées, qu'il fût fait une convention interprétative du traité de Tilsit, que vous seriez autorisé à signer. Elle garantirait à la Porte l'intégrité des provinces qui lui seraient laissées. Cette convention resterait secrète. Chacun des deux Empereurs énoncerait d'une manière publique son refus d'évacuer telle ou telle province sous de spécieux prétextes; et l'on arriverait à faire à Paris, d'une part, un traité entre la Russie et la Turquie, sous la médiation de la France, de l'autre part, une convention entre la France et la Prusse, sous la médiation de la Russie, pour sanctionner les arrangements qui auraient été convenus secrètement entre les deux grandes puissances.

Telles sont donc, Monsieur, sur ce point important de politique, les intentions de l'Empereur. Ce qu'il préférerait à tout serait que les Turcs pussent rester en paisible possession de la Valachie et de la Moldavie. Cependant le désir de ménager le cabinet de Saint-Pétersbourg et de s'attacher de plus en plus l'empereur Alexandre ne l'éloigne pas de lui abandonner ces deux provinces moyennant une juste compensation à prendre dans les provinces prussiennes; et enfin, quoique très éloigné du partage de l'Empire turc et regardant cette mesure comme funeste, il ne veut pas qu'en vous expliquant avec l'empereur Alexandre et son ministre, vous la condamniez d'une manière absolue; mais il vous prescrit de représenter avec force les motifs qui doivent en faire reculer l'époque. Cet antique projet de l'ambition russe est un lien qui peut attacher la Russie à la France, et, sous ce point de vue, il faut se garder de décourager entièrement ses espérances.

J'ai d'abord, Monsieur, apporté votre attention sur cet objet de la mission que vous avez à remplir, puisqu'il est le plus important par ses conséquences et celui qui embrasse le plus d'intérêts; mais il n'est pas le premier dont vous ayez à vous occuper. Avant d'en venir là, il faut que la Russie ait déclaré la guerre à l'Angleterre. La conduite de l'Angleterre dans la Baltique est seule un motif de guerre et le prétexte le plus spécieux. La Russie affaiblirait sa propre dignité si elle souffrait, sans se venger, un pareil attentat dans une mer dont elle protège l'indépendance. Elle affaiblirait sa considération au dehors, sa puissance au dedans. La guerre dût-elle être immédiatement suivie de la paix, il faut qu'elle soit déclarée, que le ministre russe à Londres soit rappelé, que l'ambassadeur anglais soit chassé. Ce devoir est imposé à la Russie, non seulement par toutes les convenances politiques, mais encore par le traité de Tilsit, qui lui en fait une obligation expresse. Il est impossible de douter qu'elle ne soit remplie au moment où vous arriverez à Saint-Pétersbourg. La Russie devra alors faire déclarer la Suède pour la cause commune et l'y contraindre en cas de refus. La Suède doit, comme la Russie, défendre l'indépendance de la Baltique. Le Danemark, par le traité qu'il vient de conclure avec la France, a pris l'engagement de s'unir aux mesures qui auront pour objet de forcer la Suède à prendre parti pour le continent. Faites juger que si la chose est jugée absolument nécessaire, une armée française et danoise sera prête à entrer en Scanie, par la Norvège, lorsque la Russie envahirait la Finlande.

L'Autriche a d'elle-même, et d'après de simples insinuations verbales, adhéré aux vœux de la France. Vous trouverez ci-joint un extrait de la dernière dépêche de ce cabinet au prince Starhemberg, qui doit amener le prompt départ de cet ambassadeur, et l'Autriche va être en guerre avec l'Angleterre. Grand et puissant effet de l'alliance des deux premières puissances du globe! À leur voix le continent se lève tout entier et va, au gré de leurs désirs, se coaliser contre l'ennemi du continent. Cet état de guerre de tant de puissances contre les insulaires, qui anéantira leur commerce, paralysera leur industrie, rendra stérile pour eux la mer, le plus fertile de leurs domaines, est une belle conception, et le plan le plus vaste comme le plus difficile à exécuter; il est exécuté. On peut en attendre d'utiles résultats, ce qui n'empêchera pas d'y joindre un plan d'opérations actives, auxquelles serviraient les flottes dont on peut encore disposer.

On pourra songer à une expédition dans les Indes; plus elle paraît chimérique, plus la tentative qui en serait faite (et que ne peuvent la France et la Russie?) épouvanterait les Anglais. La terreur semée dans les Indes anglaises répandrait la confusion à Londres, et certainement quarante mille Français auxquels la Porte aurait accordé passage par Constantinople, se joignant à quarante mille Russes venus par le Caucase, suffiraient pour épouvanter l'Asie et pour en faire la conquête. C'est dans de pareilles vues que l'Empereur a laissé l'ambassadeur qu'il avait nommé pour la Perse se rendre à sa destination.

Il me reste à vous entretenir d'autres objets qui ont un rapport moins direct avec la politique, et dont l'idée n'a pu être suggérée à l'Empereur que par son extrême sollicitude pour les intérêts de l'Empereur Alexandre. La Russie éprouve un grand mal-être par le résultat des dettes qu'elle a faites pendant la dernière guerre. La guerre maritime accroîtra cet embarras, en la privant de ses débouchés ordinaires. L'Empereur propose d'y suppléer, en faisant faire, dans le courant de l'hiver ou au printemps, des achats pour plusieurs millions de bois de mâture et autres objets d'approvisionnement pour la marine. Ces objets seraient payés aussitôt qu'ils seraient fournis; ils resteraient en dépôt dans les ports de Russie jusqu'au moment où le transport en deviendrait possible, mais il faudrait que ce dépôt fût sacré et qu'on donnât toute garantie que, même en cas de guerre entre les deux empires, il n'y serait porté aucune atteinte, et que les agents français chargés de sa garde et de sa surveillance jouiraient de toute liberté et de toute sûreté.

L'Empereur, dans les mêmes vues, se propose de faire construire trois vaisseaux de soixante-quatorze canons dans les ports de Russie, mais il demanderait une pareille garantie.

Ces mesures occuperaient des bras, verseraient de l'argent et seraient propres à prévenir quelques mécontentements. Elles doivent être agréables à l'Empereur Alexandre, et c'est sous ce point de vue qu'il faut les présenter.

L'Empereur tient à l'exécution du traité de commerce de 1787, traité qui n'est ni avantageux ni désavantageux à la France, et dont la durée n'est pas exprimée. Mais, dans son esprit de modération et d'équité, l'Empereur ne réclame pas pour les Français des privilèges inusités dans d'autres pays. Il ne s'opposerait pas à un système général que paraît avoir embrassé le ministère russe et qui a pour objet la destruction des corporations de négociants étrangers. Il désire que la nation française soit toujours la mieux traitée, mais non au détriment des négociants russes et d'une manière opposée aux vues de l'administration. Tous les règlements qui sont surtout nuisibles aux Anglais lui paraîtront convenables. Il est utile que les commerçants français soient favorisés; il est plus utile encore que le commerce anglais soit soumis à des entraves et totalement découragé.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches NAPOLÉON ET ALEXANDRE I.