I - Alexandre passait par des alternatives d'espoir et de découragement, et son langage reflétait les ondulations de sa pensée. ...

Alexandre passait par des alternatives d'espoir et de découragement, et son langage reflétait les ondulations de sa pensée. Parfois, revenant à son système favori, il cherchait à toucher l'Empereur en affectant pour la France et pour lui un enthousiasme débordant: il lui faisait transmettre par Caulaincourt des assurances d'admiration et d'attachement, y mêlant quelques discrets conseils de modération. «Après avoir réglé les affaires de Turquie et de l'Inde, disait-il, qui forceront l'Angleterre à la paix, l'Empereur n'aura plus besoin que de repos et de bonheur surtout. Il ne peut plus rien désirer. Il me le disait souvent à Tilsit dans des moments d'épanchement. Quel voeu peut-on former quand on commande à des Français? Quelle nation! Quelles lumières! Quelle différence avec celle-ci! Nous avons sauté tous les échelons. Pierre Ier a été trop pressé de jouir; Catherine n'aimait que le clinquant. À la paix, en la conservant, on adorera l'Empereur autant qu'on l'a admiré à la guerre. Quel génie! Mais il lui faut du bonheur, de la tranquillité, pour jouir de tout ce qu'il a fait, il en faut à tous les hommes. L'activité de l'esprit de l'Empereur lui en fera sentir plus tard le besoin. Moi, je désire qu'il soit heureux, car je me suis attaché à lui à Tilsit... J'aime que nos contemporains mêmes lui rendent justice. Je vous assure que ceux qui ne pensent pas comme moi sont mal accueillis par l'empereur Alexandre. Personne n'est plus son admirateur que moi... 408»

Au lendemain de ces épanchements, Alexandre montrait de nouveau un front soucieux, voilé de tristesse: il «battait froid 409» à l'ambassadeur. À quelle raison attribuer ce subit changement? Alexandre était susceptible par nature: ses récents déboires avaient irrité, exaspéré en lui cette disposition, et il en était venu à ce point de sensibilité où la moindre piqûre d'épingle fait souffrir comme une blessure. Il suffisait alors d'un léger incident, d'un article de journal français conçu dans un sens défavorable à la Russie, pour que le doute rentrât poignant dans son âme, et Caulaincourt devait employer de longues heures à le calmer, à le rassurer, tâche délicate et toujours à reprendre, travail de Pénélope où chaque jour défaisait l'oeuvre de la veille.


Note 408: (retour) Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.

Note 409: (retour) Caulaincourt à Champagny, 8 juin 1808.

En effet, quittant notre ambassadeur, Alexandre retrouvait ses ministres, ses amis, sa famille, et, autour de lui, chacun semblait s'être donné le mot pour le détourner de la France. Son cabinet actuel, choisi cependant parmi les personnages les moins opposés au système de Tilsit, lui recommandait la prudence et le mettait sur ses gardes. Quant à ses anciens conseillers, aux confidents de ses premiers rêves et de ses jeunes enthousiasmes, s'ils semblaient par moments renoncer à la lutte et quitter la place, ils redoublaient en secret de vigilance et d'hostilité. Le prince Adam Czartoryski partait pour Vienne, mais, en s'éloignant, lançait un dernier trait: il faisait passer à l'empereur un mémoire rédigé avec talent et virulence, où l'avenir était peint sous les plus noires couleurs. Les agents ordinaires de la coalition se remettaient à l'œuvre: Pozzo di Borgo avait reparu. Alexandre, il est vrai, dans ses causeries avec Caulaincourt, s'exprimait fort durement sur le compte de cet ennemi personnel de Napoléon 410: il promettait de l'écarter à nouveau, mais ses assurances n'étaient qu'à moitié sincères. Renvoyant à Vienne son ancien émissaire dans cette ville, il l'autorisait à lui faire connaître son avis sur tout ce qui pouvait intéresser la sécurité ou la gloire de la Russie 411, et Pozzo s'empressait, avant de partir, de lui adresser un travail d'ensemble sur la situation. Dans cet écrit, avec son franc-parler, sa verve, sa passion habituels, il s'attachait à prouver que la Russie, en se fiant à Napoléon, courait aux abîmes, que l'offre du partage, en la supposant sincère, n'en était pas moins un piège, que le Tsar, en exécutant cette périlleuse opération au signal et sous la direction de la France, se ferait à la fois l'instrument et le jouet d'une ambition sans scrupules 412.

Alexandre lisait et gardait les mémoires rédigés par les adversaires de l'alliance; celui de Czartoryski fut retrouvé à sa mort dans ses papiers 413. S'ils ne le persuadaient pas encore, ils l'ébranlaient; en lui renvoyant le reflet démesurément grossi de ses propres défiances, ils les lui faisaient discerner plus nettement, et ce contact assidu avec la pensée de nos ennemis, pendant les heures consacrées chaque jour par le monarque au travail d'État, suscitait en lui d'amères et dangereuses réflexions.

Note 410: (retour) Rapport de Caulaincourt du 27 avril 1808.

Note 411: (retour) Archives Pozzo di Borgo.

Note 412: (retour) Id.

Note 413: (retour) Voy. le t. VI du Recueil de la Société historique russe.

Le soir, Alexandre retrouvait la société assemblée chez l'impératrice mère, chez les princes, dans les maisons où il avait coutume de paraître, et l'écho des passions antifrançaises montait jusqu'à lui. Ayant pris le parti de discuter avec les salons, au lieu de les réduire au silence, il se trouvait maintenant embarrassé pour répondre à leurs objections. Assez brave pour tenir tête à l'opinion, il n'était pas assez convaincu pour ne tenir aucun compte de ses révoltes et ne s'en point affliger. Pendant quelques semaines, écrivait Caulaincourt, il avait été heureux, «parce qu'on ne le boudait plus 414»; il souffrait aujourd'hui de lire sur les visages, voilées sous les formes du respect, une tristesse anxieuse ou l'expression d'une pitié plus insupportable encore.

Note 414: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 4 juin 1808.

Caulaincourt était là, il est vrai, se multipliant, toujours sur la brèche, s'appliquant sans relâche à atténuer les mécontentements et, par suite, leur action fâcheuse sur l'esprit du maître. Pour ressaisir son ascendant mondain, il ne négligeait aucun des moyens dont peut user un ambassadeur zélé et magnifique; il n'épargnait ni sa personne ni sa fortune. Il était parvenu à étonner de son faste une société «où le plus malaisé particulier allait à quatre chevaux 415»: on citait son train, son luxe, sa dépense, ses raffinements 416. Ses récents mécomptes ne l'avaient point découragé, et, pour lui emprunter une comparaison, «après avoir porté quelques semaines en triomphe le drapeau de la France», il le tenait aujourd'hui «haut et ferme dans la tempête».--«On venait beaucoup chez moi, écrivait-il, on y reviendra sous peu 417.» Si sa grandeur même l'empêchait de trop multiplier les avances, s'il lui fallait attendre la société plutôt que de la rechercher, il lui adressait, avec mission de la ramener, les membres les plus actifs et les plus séduisants de son ambassade; il demandait même à son gouvernement que l'on grossît le nombre de ces auxiliaires; il sollicitait des renforts: «J'ose rappeler à Votre Majesté, écrivait-il à l'Empereur, qu'un officier jeune, surtout bien élevé et spirituel, musicien, chantant agréablement, me serait fort utile pour mettre à la raison quelques jeunes femmes plus indignées que les autres. Les gardes fourmillent de jolis jeunes gens qui ont des talents de société: quelques-uns sont aimables; il faut donc mieux qu'eux ou rien.» Et il va jusqu'à citer, parmi ses relations de Paris, l'homme qu'il juge le mieux pourvu des qualités propres à un tel emploi 418 et le plus apte à «ramener sous notre bannière tout le parti Czartoryski et Kotchoubey, qui est, il faut l'avouer, celui où s'est réfugié l'esprit mâle et femelle de la capitales 419».

Note 415: (retour) Id.

Note 416: (retour) «Caulaincourt a donné un souper magnifique où il y avait sept poires de trois cents francs chacune.» Joseph de Maistre, 325.

Note 417: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

Note 418: (retour) M. de Flahaut.

Note 419: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 28 avril 1808.

Ses opérations ne se bornent pas à Pétersbourg; il lance l'un de ses attachés en éclaireur jusqu'à Moscou, où se sont retirés les disgraciés de tous les règnes et où l'on signale une dangereuse effervescence. Dans l'état des esprits, une subite explosion, un attentat contre l'empereur, redevient une hypothèse à prévoir; il importe d'en vérifier la possibilité, afin de se mettre, le cas échéant, en position d'y parer. À cet égard, les renseignements pris tant à Moscou qu'à Pétersbourg parurent rassurants; ils le furent moins sous d'autres rapports: la noblesse russe ne préparait pas une révolution, mais se rattachait plus que jamais à l'espoir d'amener un changement de politique. Partout nos ennemis reprenaient le dessus; ils régnaient dans les salons, y aiguisaient leurs traits, y lançaient leurs épigrammes, et leur audace même leur valait de plus nombreux alliés; certains amis de la veille, tels que le grand-duc Constantin, le grand maréchal Tolstoï, devenaient hésitants, et leur influence auprès de l'empereur cessait de s'exercer au profit de la bonne cause.

Caulaincourt revenait alors à l'idée d'agir directement sur le monarque, «le seul homme, reconnaissait-il avec chagrin, qui soit peut-être un peu de bonne foi dans le système actuel 420». À défaut de son esprit, toujours combattu entre des tendances diverses, ne saurait-on retenir et fixer son coeur? Alexandre continuait de témoigner pour la personne de l'ambassadeur beaucoup de goût et de sympathie. Si ces sentiments, cultivés, développés avec soin, prenaient la force d'un véritable attachement, s'il s'établissait entre le souverain et l'ambassadeur une confiance absolue d'homme à homme, les affaires en recueilleraient indirectement le profit. Alexandre ajouterait foi plus facilement aux déclarations de notre envoyé, lorsque celui-ci lui affirmerait la sincérité de notre politique; on croit mieux aux paroles qui passent par des lèvres amies. Pour servir plus utilement l'Empereur, Caulaincourt s'attacha à gagner de plus en plus et à mériter l'affection d'Alexandre.

Note 420: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 8 juin 1808.

Dans cette tâche, il eut à lutter de nouveau contre la société qui, non contente de traverser ses opérations politiques, le prenait personnellement à partie, s'efforçait de lui ravir la confiance et jusqu'à l'estime du maître. Des bruits perfides avaient été répandus sur son compte, et l'on affectait, contre toute équité, de rattacher son nom à des souvenirs particulièrement odieux; profitant de sa présence à Strasbourg en 1804, avec une mission spéciale et distincte, on lui prêtait un rôle dans l'enlèvement du duc d'Enghien; on montrait en lui l'un des instruments choisis par Bonaparte pour saisir et frapper une illustre victime. Caulaincourt crut devoir à l'intérêt public, autant qu'à son honneur, de dissiper à cet égard tous les doutes qui pouvaient s'être élevés dans l'esprit d'Alexandre; il provoqua une explication confidentielle, rétablit, pièces en mains, la vérité des faits, amena son interlocuteur à s'incliner de bonne grâce devant l'évidence, et fit justice une fois pour toutes de la calomnie qu'on lui jetait périodiquement à la face 421.

En même temps, dans ses entretiens d'affaires, il contrariait Alexandre le moins possible, semblait entrer dans ses vues, ne discutait point la légitimité de ses prétentions, s'attachait à excuser plutôt qu'à justifier nos retards. Il alla jusqu'à s'ériger en conseiller militaire du Tsar et le fit profiter d'une expérience acquise aux côtés de Napoléon. Il lui adressa des aperçus techniques, des mémoires raisonnés sur les moyens de couvrir la Finlande et d'assurer cette acquisition, un plan d'offensive contre la péninsule Scandinave. Alexandre parut apprécier au plus haut point ces marques de dévouement, et les premiers effets de sa reconnaissance furent un blâme plus sévère aux meneurs de l'opposition, l'avis donné à certains d'entre eux «qu'ils feraient bien de voyager 422».

Cependant cette tactique nouvelle, que Caulaincourt avouait franchement dans ses rapports et dont il commençait à recueillir les fruits, ne fut nullement approuvée de l'Empereur. Celui-ci jugeait les conseils donnés au Tsar peu compatibles avec le rôle d'ambassadeur et témoignant d'une sollicitude trop marquée pour des intérêts étrangers: «Souvenez-vous, écrivit-il durement à son envoyé, de rester Français 423!»

Note 421: (retour) Voy. Lefebvre, III, 362.

Note 422: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

Note 423: (retour) Id.

Cette parole, qui frappa Caulaincourt au coeur, provoqua en lui une noble révolte; il la releva avec une hardiesse respectueuse et refusa d'accepter un reproche contre lequel protestait toute sa vie: «J'ose croire, répondit-il, que Votre Majesté a l'opinion de moi que j'ai fait mes preuves. Si elle avait daigné penser que sa plume est le burin de l'histoire, peut-être n'aurait-elle pas abreuvé d'une telle amertume un serviteur dont elle a éprouvé la fidélité et le dévouement.» Il justifiait en même temps sa conduite par les résultats qu'elle avait produits: «Ces détails, auxquels Votre Majesté a trouvé le ton de conseils, m'ont plus servi que tout autre moyen pour gagner la confiance de ce souverain et faire diversion aux embarras du moment... Montrer sur certaines choses du zèle pour son service, c'est toucher ce prince au coeur. Il me sait trop attaché à Votre Majesté pour ne pas attribuer un avis qui lui paraît utile à l'intérêt qu'elle lui porte. L'empereur n'a montré à personne les mémoires ou réflexions que je lui ai remis; je sais cependant qu'il a donné des ordres sur tout. Je serai, Sire, plus circonspect à l'avenir. Si je l'ai été moins, c'est qu'il fallait capter tout à fait la confiance de ce prince, me rendre même un peu nécessaire pour ne rien perdre dans un moment où tout le monde l'éloignait plus ou moins de moi..... Quant aux embarras de ma position, Votre Majesté les connaît mieux que moi; je me borne donc à l'assurer qu'elle ne tousse pas qu'on ne l'entende ici, et qu'une partie de la société est trop l'écho de tout le mal qui se pense et se dit en Europe contre la France, pour qu'on ne doive pas être toujours en garde contre elle et occupé à déjouer ses menées. La bienveillance de l'empereur pour moi dans ces derniers temps et sa fermeté ont plus découragé l'opposition que tout ce qui s'était passé avant. Peut-être méritais-je, sous ce rapport, que Votre Majesté ne me soupçonnât pas d'avoir douté de sa confiance et de ses bontés; on veut m'accabler, Sire, mais Votre Majesté me rend justice au fond de son coeur 424.»

Note 424: (retour) Caulaincourt à l'Empereur, 22 mai 1808.

En préjugeant de la sorte les sentiments intimes de l'Empereur, Caulaincourt ne s'abusait point. Suivant une pratique qui lui était familière, Napoléon avait laissé volontairement son expression dépasser sa pensée, afin d'impressionner plus fortement l'agent auquel il s'adressait: en fait, il n'avait jamais cessé d'apprécier à leur juste valeur les nobles qualités de M. de Caulaincourt, son zèle à toute épreuve, et, dans l'instant qu'il le reprenait avec une sévérité cruelle, il récompensait son dévouement en le créant duc de Vicence 425. Seulement, ombrageux à l'excès, il n'admettait pas que l'un de ses officiers se mît en contact trop intime avec un souverain étranger; surtout, il n'entendait point que Caulaincourt, par ses avis, fît l'éducation militaire des Russes et d?veloppât en eux des facultés qu'ils pourraient un jour utiliser contre nous.

Note 425: (retour) Informé de cette faveur avant M. de Caulaincourt lui- même, le Tsar prit plaisir à la lui annoncer: «C'est l'empereur Alexandre, lui dit-il, qui vous aura appelé le premier Monsieur le duc de Vicence.» Rapport du 20 avril 1808.

Au reste, il ne renonçait nullement à employer lui-même vis-à-vis d'Alexandre ces moyens d'influence directe et de sentiment qu'il interdisait à son envoyé. S'il craignait que d'autres ne fussent pas les plus forts à ce jeu dangereux et ne se laissassent prendre au charme de l'aimable monarque, en croyant le captiver, il se sentait assez sûr de lui-même pour n'avoir pas à craindre de tels entraînements; il savait que ni caresses ni prévenances ne sauraient le faire dévier d'un pas des voies inflexibles et mystérieuses par lesquelles il menait sa politique. Comptant reprendre à Erfurt l'oeuvre de séduction tentée à Tilsit, il la préparait en maintenant ses rapports avec son allié sur un pied d'amicale et confiante familiarité.

Quelle que fût la circonstance, il s'attachait à prouver au Tsar qu'il l'aimait pour lui-même, en dehors de toute préoccupation politique. Il témoignait de s'associer à ses émotions, à ses chagrins: apprenant qu'Alexandre venait d'éprouver une grande douleur par la perte de son unique enfant, la jeune grande-duchesse Élisabeth, il lui écrivait ces lignes: «Je partage toute la peine de Votre Majesté. Je sens combien son coeur a dû être affecté de la perte qu'elle vient de faire. Veut-elle me permettre de lui réitérer l'assurance qu'elle a bien loin d'elle un ami qui sent toutes ses peines et qui prend part à tout ce qui peut lui arriver d'avantageux 426?» Dans d'autres lettres, il se montrait impatient de la rencontre projetée: «Je désire fort, disait-il, le moment de revoir Votre Majesté et de lui dire de vive voix tout ce qu'elle m'inspire 427.» Même, s'il évitait momentanément toute allusion au partage, craignant qu'on ne lui opposât quelque parole compromettante quand viendrait l'instant d'entamer le suprême débat, il se prêtait, sur toutes autres matières, à entrer dans de fréquentes, intimes et cordiales explications.

Note 426: (retour) Tatistcheff, Nouvelle Revue du 15 juin 1890.

Note 427: (retour) Corresp., 13792.

Ce soin devient surtout sensible à mesure que les affaires d'Espagne approchent de leur crise. Arrêté à mi-chemin entre Paris et Madrid, établi à Bayonne, Napoléon y attendait Charles IV et Ferdinand VII, qui s'étaient laissé attirer à ce rendez-vous. Successivement le jeune prince, puis le vieux roi et la reine arrivent et viennent s'abandonner à Napoléon en le prenant pour juge: le dénouement se prépare, la «tragédie est à son cinquième acte 428». En ce moment décisif, Napoléon n'oublie pas la Russie; son attention se reporte périodiquement sur elle, et plus que jamais il sent le besoin de garder le contact avec Alexandre. Il tient à lui expliquer les motifs de sa conduite envers l'Espagne, à lui présenter sous un jour favorable les opérations destinées à mettre ce royaume entre ses mains; il veut l'habituer peu à peu à l'idée d'une audacieuse prise de possession. Tantôt, c'est au Tsar lui-même qu'il s'adresse; tantôt, par de courts billets à Caulaincourt, il fait la leçon à l'ambassadeur, fournit les explications à donner, les termes mêmes à employer; nous avons ainsi le bulletin des événements de Bayonne rédigé par Napoléon lui-même et le commentaire dont il les accompagne au fur et à mesure de leur développement 429.

Note 428: (retour) Id., 13778.

Note 429: (retour) Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, nous ne possédons pas le texte original des lettres de l'Empereur à Caulaincourt, mais l'ambassadeur en répétait les termes mêmes dans ses conversations avec Alexandre, qui sont reproduites dans ses rapports.

Le 29 avril, écrivant à Alexandre, il se borne à lui annoncer la présence à Bayonne du couple royal et du prince des Asturies: il parle de leurs différends et, sur un ton presque débonnaire, se plaint du tracas que lui causent ces déplaisants conflits, sans paraître y attacher trop d'importance: «Cette querelle de famille, dit-il, et les symptômes de révolution qui s'annoncent en Espagne, me donnent quelque embarras, mais je serai bientôt libre pour concerter la grande affaire avec Votre Majesté 430.» Cependant l'action s'engage, le père et le fils sont en présence; Napoléon les oppose l'un à l'autre, les confond l'un par l'autre, les terrifie également, afin de les jeter tous deux à ses pieds humiliés, prosternés, anéantis, prêts à livrer leurs droits en échange d'un asile. C'est à ce dénouement qu'il importe de préparer Alexandre, en discréditant de plus en plus à ses yeux les Bourbons d'Espagne, en démontrant l'impossibilité de les faire régner; Caulaincourt est chargé de tenir le langage suivant: «Le fils récrimine contre le père, le père contre le fils: cela n'avance pas les affaires. Il sera bien difficile de les mettre d'accord. Le fils heurte les principes et la morale, le père la nation. L'un ou l'autre calmera difficilement l'effervescence et pourra en imposer à toutes les passions que ces événements ont déchaînées. Au reste, l'Empereur regrette toujours beaucoup que l'entrevue n'ait pas eu lieu comme il l'avait proposé: il aimerait mieux être à Erfurt qu'à Bayonne 431.»

Note 430: (retour) Corresp., 13792.

Note 431: (retour) Rapport de Caulaincourt du 29 mai.

Bientôt l'événement préparé se produit; la révolte de Madrid, survenue le 2 mai, vient le précipiter. Ferdinand VII, épouvanté de l'acte accompli en son nom, chargé des imprécations paternelles, renonce à tous ses droits; le pouvoir retourne nominalement au vieux roi, qui se hâte de le repousser: la couronne d'Espagne est à terre; Napoléon s'en saisit et va en disposer. Pour se justifier auprès d'Alexandre, son procédé consiste toujours à se montrer mené, entraîné par les circonstances, sans qu'il ait prémédité son usurpation. «Le père, dit Caulaincourt par ordre, ayant déshonoré le fils et le fils déconsidéré le père, il était impossible que ni l'un ni l'autre en imposât à une nation fière et ardente, parmi laquelle se développaient tous les germes d'une révolution. Le plus pressé était donc de sauver ce pays et ses colonies. Votre Majesté avouera qu'il n'y avait pas d'autre moyen. Quant au retour de l'Empereur, ce dénouement imprévu pourra peut-être, comme le pense Votre Majesté, le retarder un peu 432.» Quelques jours s'écoulent encore: Napoléon se dévoile tout à fait et annonce qu'il réserve à son frère Joseph la royauté d'Espagne. Il fait dire aussitôt à Pétersbourg «que le changement de dynastie ne donnait que plus d'indépendance au pays, que l'Empereur ne gardait rien pour lui, que la France ne trouverait d'autre avantage que plus de sécurité, en cas de guerre, dans le gouvernement d'un prince de sa dynastie que dans celle des Bourbons», et il insiste à nouveau sur la nécessité où il s'est trouvé «d'arracher l'Espagne à l'anarchie 433». Enfin, lorsque Joseph est proclamé, il reprend sa correspondance avec Alexandre et lui écrit une lettre assez longue, presque embarrassée, dans laquelle il raisonne, se disculpe, prévoit les objections, cherche à les détruire, emploie un ton de discussion qui ne lui est pas habituel; sa lettre est moins une apologie qu'un plaidoyer.

Note 432: (retour) Rapports envoyés avec la lettre du 17 juin.

Note 433: (retour) Id., 10 juillet.

«Monsieur mon frère, dit-il, j'envoie à Votre Majesté la constitution que la junte espagnole vient d'arrêter. Les désordres de ce pays étaient arrivés à un degré difficile à concevoir. Obligé de me mêler de ses affaires, j'ai été, par la pente irrésistible des événements, conduit à un système qui, en assurant le bonheur de l'Espagne, assure la tranquillité de mes États. Dans cette nouvelle situation, l'Espagne sera en réalité plus indépendante de moi qu'elle ne l'a jamais été; mais j'aurai l'avantage que, se trouvant dans une position naturelle et n'ayant aucun sujet de méfiance du côté de terre, elle emploiera tous ses moyens au rétablissement de sa marine. J'ai lieu d'être très satisfait de toutes les personnes de rang, de fortune ou d'éducation. Les moines seuls, qui occupent la moitié du territoire, prévoyant dans le nouvel ordre de choses la destruction des abus, et les nombreux agents de l'Inquisition, qui entrevoient la fin de leur existence, agitent le pays. Je sens bien que cet événement ouvrira un des plus vastes champs pour disserter. On ne voudra pas apprécier les circonstances et les événements; on voudra que tout ait été suscité et prémédité. Cependant, si je n'eusse considéré que l'intérêt de la France, j'aurais eu un moyen plus simple, qui eût été d'étendre mes frontières de ce côté et d'amoindrir l'Espagne; car qui ne sait que les liens de parenté entrent pour peu de chose dans les calculs de la politique et deviennent nuls au bout de vingt ans? Philippe V a fait la guerre à son grand-père. Une province, comme la Catalogne ou la Navarre, ajoutée à la France, eût été plus pour sa puissance que le changement qui vient d'avoir lieu, qui en réalité n'est utile qu'à l'Espagne 434.»

C'était à l'aide de tels arguments que Napoléon s'appliquait à défendre ses mesures spoliatrices et à en atténuer l'impression. Plus tard, parlant des mêmes faits, mais s'adressant à la postérité, il s'exprimera en juge, décidera contre lui-même, et, sans cesser d'affirmer avec une hauteur superbe la grandeur de son but, ne cherchera plus à pallier la violence inique et malhabile des moyens: il reconnaîtra dans l'affaire d'Espagne la faute capitale de son règne et la cause de sa chute 435.

Note 434: (retour) Corresp., n° 14170.

Note 435: (retour) Mémorial, 14 juin 1816.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches NAPOLÉON ET ALEXANDRE I.