CHAPITRE VIII - LES ENTRETIENS DE SAINT-PÉTERSBOURG

Impatience et angoisses d'Alexandre.--Malgré les efforts de Caulaincourt, la Russie hésite à s'engager contre la Suède.--Excuses diverses qu'elle allègue.--Les affaires traitées au bal.--La fête de la bénédiction des eaux.--Défilé des troupes; Alexandre promet de les employer contre la Suède.--Nouvel ajournement.--Protestations de l'ambassadeur; moyen terme adopté.--Le baron de Stedingk.--On essaye d'apaiser les inquiétudes de la Suède.-- Brusque irruption des Russes en Finlande.--Alexandre réclame avec plus de force des concessions en Orient.--Cadeaux de Napoléon.--Alexandre espère des provinces et ne reçoit que des armes de luxe et des porcelaines de Sèvres.--Contentement officiel et déception intime.--Impossibilité de s'entendre sur la Silésie.--Le péril redouble pour l'alliance.--Arrivée de la lettre du 2 février.--Coup de théâtre.--Ravissement d'Alexandre.--Épanouissement des visages.--La réflexion ramène la défiance.--Alexandre voudrait obtenir une renonciation formelle à la Silésie et des garanties contre l'extension de l'État varsovien.--Artifice de langage.--Alexandre propose de faire Constantinople ville libre.--Conférences entre Caulaincourt et Roumiantsof au sujet du partage: caractère extraordinaire de cette négociation.--Distribution de villes, de provinces, de royaumes.--Première escarmouche au sujet de Constantinople et des Dardanelles.--Marche prudente et nombreux détours de Roumiantsof: la bataille s'engage.--Caulaincourt laisse entrevoir la possibilité de céder Constantinople, se replie sur les Dardanelles et y concentre sa résistance.--Il en appelle du ministre au souverain.--Changement dans le langage d'Alexandre: motifs et conseils qui le portent à réclamer Constantinople et les Détroits; il se fixe à cette prétention avec une opiniâtre ténacité.--Longues heures de discussion avec Roumiantsof.--Les Dardanelles restent l'objet du litige.--La langue de chat.--Deux ministres en une seule personne.--Pour obtenir la position contestée, la Russie nous abandonne l'Égypte et les échelles d'Asie Mineure, nous offre une route militaire à travers les Détroits, met ses flottes à notre disposition.--Moyen de transaction suggéré par Caulaincourt: la France et la Russie auraient chacune leur Dardanelle.--Refus de Roumiantsof.--Dernière conversation avec Alexandre.--Note de Roumiantsof et réserves de Caulaincourt.--L'Orient franco-russe.--Lot de l'Autriche.--Alexandre exige comme condition de l'entrevue un accord préalable sur les bases du partage.--Ses deux lettres à Napoléon.--Envoi de cadeaux.--Les marbres de Sibérie au palais de Trianon.--Impression d'ensemble transmise par Caulaincourt.--Le partage du monde.

L'empereur de Russie attendait avec une anxiété croissante une réponse à ses appels successivement transmis par Savary et par Caulaincourt. Pendant les premières semaines de l'année 1808, la tâche de notre ambassadeur auprès de lui était devenue singulièrement délicate: il devait, en vertu de ses instructions antérieures, demander à la Russie de nouveaux gages et ne lui laisser prendre aucun des avantages qu'elle sollicitait, lui recommander l'activité au Nord, la patience au Midi, et sans lui permettre d'agir contre la Turquie, hâter ses résolutions contre la Suède.


Sourd aux remontrances, insensible aux menaces, le roi de Suède avait définitivement refusé de s'unir aux deux empires et de fermer ses ports à l'Angleterre. Chez ce monarque à l'âme chevaleresque, à l'esprit mal équilibré, la fidélité au passé et la haine de l'empereur révolutionnaire avaient pris les proportions d'une idée fixe. Au milieu de l'Europe prosternée, il voulait rester debout, et eût cru, en se pliant aux injonctions de la France ou de ses alliés, transiger avec l'honneur. Dès que ses dispositions ne laissèrent plus de doute, Caulaincourt pressa le Tsar de recourir aux moyens annoncés et d'attaquer la Suède. Alexandre ne s'y refusait pas: vers la fin de 1807, les corps destinés à envahir la Finlande achevèrent de se grouper et de s'organiser autour de Pétersbourg. Cependant, l'armée se trouvant au complet et n'attendant plus qu'un ordre de marche, une certaine hésitation commença de se manifester chez le gouvernement. Les derniers préparatifs se poursuivaient avec mollesse, ils s'interrompaient souvent. Les lenteurs inhérentes à l'administration russe ne suffisaient pas à expliquer ces retards, et c'était avec raison que Caulaincourt les attribuait pour partie à d'autres motifs.

Jusqu'alors la rupture avec la Grande-Bretagne avait gardé un caractère platonique; Alexandre avait déclaré la guerre à nos ennemis, il ne la leur faisait pas. Envahir la Suède, alliée et cliente du cabinet britannique, c'était passer de la menace à l'action, se fermer tout retour en arrière, et Alexandre hésitait à risquer ce pas définitif avant d'être entièrement rassuré sur nos intentions. Il craignait en même temps, s'il se hâtait d'occuper la Finlande, que Napoléon ne lui désignât cette conquête comme un équivalent aux provinces turques et ne la portât aussitôt à l'actif de la Russie, afin de réduire d'autant la part de cette puissance sur le Danube et la mer Noire 341.

Note 341: (retour) Lettres et rapports de Caulaincourt, janvier 1808, passim.

La Russie ne se pressait donc pas d'agir, et le comte Roumiantsof, à qui revenait la charge de résister à nos instances, multipliait avec une inépuisable fécondité les prétextes d'ajournement. Un jour, c'était le dégel qui arrêtait le mouvement des troupes; le lendemain, les vivres faisaient défaut; le surlendemain, le général en chef Buxhoewden avait fait une chute de cheval qui le condamnait à l'immobilité; puis, la fête de l'Épiphanie approchait: c'était en ce jour que l'on procédait à la bénédiction des eaux, et la cérémonie religieuse s'accompagnait traditionnellement d'une grande revue. Pour rehausser l'éclat de ce spectacle, il convenait d'y faire figurer les troupes du corps expéditionnaire; on devait donc les retenir à Pétersbourg jusqu'à la date solennelle. Contre cette tactique, l'unique ressource de l'ambassadeur était de recourir au Tsar, qui se piquait de traiter les affaires avec plus de largeur, et de fait il était rare qu'un entretien avec lui n'aboutît point à une réduction des délais réclamés par son ministre 342.

Note 342: (retour) Id.

Heureusement, les occasions de s'entretenir avec le souverain ne manquaient pas à notre envoyé. Non seulement Alexandre admettait plus que jamais M. de Caulaincourt dans son intérieur, mais les rencontres de la vie mondaine les mettaient presque chaque soir en présence. L'hiver s'avançait, Pétersbourg redoublait d'animation, et les fêtes officielles ou privées se succédaient de plus belle. L'empereur se montrait dans les unes comme dans les autres, s'y attardait jusqu'à la fin de la nuit, et, se livrant au plaisir avec l'ardeur de son âge, n'interrompait ses occupations galantes que pour causer avec l'ambassadeur de France. On le voyait alors aller à M. de Caulaincourt, l'aborder familièrement et s'oublier avec lui dans de longues conversations. Les assistants, attirés par la curiosité, retenus par le respect, formaient à quelque distance un cercle de spectateurs, et le plus attentif était le ministre de Suède, le vieux et spirituel baron de Stedingk, qui voyait discuter sous ses yeux et sans lui le sort de son pays. Au moins cherchait-il à surprendre sur la physionomie et dans les gestes des deux interlocuteurs le secret de leurs propos; il voyait l'ambassadeur se montrer pressant, l'empereur résister d'abord, puis céder, et à la profondeur des révérences qui accueillaient ses dernières paroles, il jugeait que l'ennemi de la Suède avait obtenu de nouvelles assurances et que le péril se rapprochait 343.

Note 343: (retour) Mémoires de Stedingk, II, 434.

Le 6 janvier, par une faveur sans précédent, Caulaincourt accompagna l'empereur à la bénédiction des eaux; il fut placé à ses côtés pendant toutes les phases de cette cérémonie essentiellement russe, suivit sur la glace la procession formée par le clergé, les deux impératrices, la cour, l'empereur et son état-major. Après la Bénédiction, les troupes défilèrent; il y avait quarante-sept bataillons, trente-neuf escadrons, une armée entière: «C'était un coup d'œil superbe, dont je me serais bien passé 344», écrivait Stedingk, qui contemplait d'une fenêtre, spectateur mélancolique, ce redoutable déploiement de forces. «Avez-vous été content de mes troupes?» dit l'empereur à Caulaincourt après la revue.--«Oui, Sire, je les ai trouvées superbes 345,» répondit l'ambassadeur, et il prit prétexte de ce compliment pour demander une fois de plus que l'emploi de cette armée d'élite ne fût pas plus longtemps retardé. On lui répondit qu'une déclaration, équivalant à un manifeste de guerre, allait être lancée, et, cette fois, notre ambassadeur crut avoir cause gagnée.

Note 344: (retour) Id., II, 430.

Note 345: (retour) Rapport de Caulaincourt du 21 janvier 1808.

Quelle ne fut pas sa déception, lorsque, se présentant le lendemain chez le ministre des affaires étrangères pour y prendre copie de la déclaration, il apprit de sa bouche que tout était remis à quinzaine. Il se récria, ne se priva point de mettre en opposition les paroles du maître et celles de Roumiantsof, signala les premières comme la loi suprême et traita d'«hérétiques 346» tous ceux qui y contrevenaient. Alexandre ne voulut point que sa loyauté fût mise en doute, et un moyen terme fut adopté. Il fut convenu que la déclaration serait dressée sur-le-champ et qu'un double nous en serait remis; seulement, cette communication, qui liait la Russie envers la France, devait rester confidentielle jusqu'au 15 février, époque à laquelle l'acte de rupture serait signifié à la cour de Stockholm et l'armée entrerait en Finlande 347. Par ses lenteurs calculées, la Russie s'était réellement mise hors d'état d'agir avant l'instant fixé et, d'autre part, recourant à un procédé d'une habileté peu scrupuleuse, elle ne voulait avertir définitivement ses voisins qu'au moment de les frapper 348. On tint donc jusqu'au bout à Stedingk un langage rassurant, on essaya d'apaiser les inquiétudes de la Suède, tout en se préparant à la surprendre: «Je cause tant qu'on veut à Pétersbourg, disait Alexandre, mais cela n'empêche pas mes troupes d'agir 349.» En effet, l'armée se rapprochait insensiblement de la frontière; elle la franchit brusquement le 15, et les hostilités commencèrent, le cabinet impérial se bornant à atténuer par quelques réticences de langage l'effet de cette soudaine attaque.

Note 346: (retour) Caulaincourt à Champagny, 29 janvier 1808.

Note 347: (retour) Id.

Note 348: (retour) Stedingk, II, 438. Cf. Lefebvre, III, 342-350.

Note 349: (retour) Rapport de Caulaincourt du 17 février 1808.

La Russie avait une fois de plus rempli ses promesses. Dans cette exactitude, elle se découvrit de nouveaux droits à réclamer les provinces turques, et ses exigences en acquirent plus d'âpreté. Malheureusement, en ce mois de février, Caulaincourt ne pouvait encore que conformer son langage aux ordres ambigus qui lui avaient été expédiés dans le courant de janvier. Durant cette période, dans ses rapports avec la Russie, Napoléon cherchait à remplacer les concessions par les attentions: chaque envoi de dépêches s'accompagnait de présents pour l'empereur Alexandre, choisis avec goût et délicatesse. Alexandre remerciait avec effusion, mais eût préféré quelques lignes décisives, et rien n'est si piquant que le contraste entre la satisfaction officielle qu'il se croyait tenu de témoigner et le désappointement qui perçait dans ses entretiens intimes.

Le 6 février, un courrier arrive de Paris: il est chargé des dépêches écrites par Champagny les 15 et 18 janvier et qui recommandent de tenir tout en suspens; il apporte en même temps pour Sa Majesté Russe une collection d'armes précieuses. Le lendemain, Caulaincourt vit l'empereur à la parade. «Vous avez un courrier», lui dit celui-ci; et il continua: «Je regrette que ce soit aujourd'hui dimanche. Il faut que je dîne en famille, mais venez demain manger ma soupe.» Le lendemain, pendant le dîner, l'empereur ne parla que de Paris et de la France. «Il nomma tous les maréchaux, écrivait Caulaincourt à Napoléon, parla des aides de camp de Votre Majesté, de l'armée, de l'avantage de ne pas avoir de tableau d'ancienneté à suivre pour l'avancement, et de pouvoir donner au mérite seul. Après le dîner, je passai dans son cabinet et lui offris les armes de Votre Majesté. Il les examina en détail, se récria à chaque instant sur leur fini, sur leur élégance, me répéta souvent que Votre Majesté le comblait, et qu'il sentait bien vivement le prix de chacune de ces marques de souvenir, quoique chaque courrier lui en apportât de nouvelles. Il me dit ensuite qu'il avait le regret de ne pouvoir rien lui offrir de cette perfection, puis il ajouta: «Avez-vous reçu une lettre de l'Empereur?»--«Non, Sire», fut obligé de répondre Caulaincourt, et aussitôt le front du Tsar se rembrunit. Au cours de l'entretien, ses plaintes s'échappèrent plusieurs fois: «Je fais pour ma part, disait-il, tout ce qui est possible; j'ai rempli tous mes engagements; l'Empereur me trouvera toujours disposé à aller au-devant de ce qu'il croira utile et même de ce qui lui sera agréable, mais je m'attendais, je vous l'avoue, à une réponse conforme à ce que m'a dit l'Empereur à Tilsit 350.» Et quelques jours après, rencontrant Caulaincourt au bal, le Tsar ajoutait ces paroles: «Je désirerais pourtant que cela se terminât 351.»

Note 350: (retour) Rapport de Caulaincourt du 9 février 1808.

Note 351: (retour) Rapport du 14 février 1808.

Le 20 février, nouveau courrier de France; il apporte, avec la longue et incertaine dépêche du 29 janvier, un tableau peint sur porcelaine, chef-d'œuvre de la manufacture de Sèvres. Quand cette pièce unique fut présentée à la famille impériale, la tsarine Elisabeth, sortant de sa réserve, en fit délicatement l'éloge. Alexandre voulut renvoyer à Napoléon la gloire des progrès accomplis par l'art sous son gouvernement: «Le génie anime tout», fit-il remarquer avec courtoisie. Puis, prenant le général en particulier: «Eh bien, lui dit-il, vous parle-t-on de la Turquie? L'Empereur doit avoir pris son parti; il sait s'il veut ou non tenir ce qu'il m'a dit à Tilsit 352.» N'étant pas autorisé à satisfaire son ardente curiosité, Caulaincourt put désormais suivre sur son visage, jour par jour, les progrès de son mécontentement; il le trouva d'abord «sérieux», ensuite «pensif», puis «rêveur» et même «sombre 353».

Note 352: (retour) Id., du 20 février 1808.

Note 353: (retour) Caulaincourt à Champagny, 17 février 1808.

L'ambassadeur reprenait-il la pensée d'échanger la Silésie contre les provinces roumaines, Alexandre la rejetait avec plus d'opiniâtreté que jamais, et la discussion recommençait pour la dixième fois, pénible et fastidieuse. S'il ne paraissait plus tout à fait impossible de faire souscrire la Russie à une nouvelle mutilation de la Prusse, encore faudrait-il que la province sacrifiée ne fût point la Silésie et que la cour de Kœnigsberg 354 reçût un semblant de compensation; d'ailleurs, cet expédient ne rétablirait pas la confiance et laisserait un nuage sur l'avenir. Les dépêches de Tolstoï, qui continuait de voir «tout en noir 355» et de dénoncer le péril polonais, les gémissements de la Prusse, qui accusait le cabinet de Pétersbourg de l'immoler à ses propres ambitions, achevaient de jeter le trouble dans l'âme d'Alexandre. Si ses ménagements envers Caulaincourt, sa douceur et son aménité naturelles l'empêchaient d'exprimer toute sa pensée, Roumiantsof s'en faisait l'interprète autorisé; il laissait clairement entendre que nos premières propositions demeuraient inacceptables, que nos procédés dilatoires n'étaient bons pour personne, qu'ils fournissaient des armes à nos ennemis; au ton grave, pressant, parfois amer de ses discours, on sentait que le Tsar se détachait rapidement et que le péril pour l'alliance devenait extrême. Cependant les semaines, les jours s'écoulaient sans apporter de réponse concluante, et les intentions de l'Empereur s'enveloppaient toujours d'un impénétrable mystère 356.

Note 354: (retour) Frédéric-Guillaume et la reine Louise venaient de s'établir à Kœnigsberg, en attendant que Berlin leur fût rendu.

Note 355: (retour) Tolstoï à Roumiantsof, 14-26 janvier 1808. Archives de Saint-Pétersbourg.

Note 356: (retour) Correspondance de Caulaincourt avec l'Empereur et avec le ministre des relations extérieures, janvier, février 1808, passim.

Enfin, le 25 février, la lettre impériale du 2 arriva à Pétersbourg, portée par le chambellan Darberg. Ce fut un coup de théâtre. Plus l'attente avait été longue, impatiente, douloureuse, plus le ravissement fut extrême. Si l'empereur Alexandre avait témoigné jusqu'alors moins de goût pour le partage que pour la simple acquisition des Principautés, en voyant aujourd'hui le rêve doré de ses ancêtres devenir réalité, se laisser approcher et saisir, il sentit vibrer en lui cette passion héréditaire qui faisait étinceler les yeux de son aïeule Catherine, quand elle parlait de l'Orient; il ne sut point maîtriser son émotion et, devant Caulaincourt, dont le récit nous a transmis toutes les particularités de cette scène, s'abandonna à un transport de joie.

Caulaincourt s'était rendu au palais, afin d'informer le grand maréchal Tolstoï qu'il avait à présenter au Tsar une lettre de l'Empereur. Aussitôt prévenue, «Sa Majesté, écrit l'ambassadeur, me donna l'ordre de passer chez elle tel que j'étais. Je demandai la permission d'aller chercher la lettre de Votre Majesté et je l'apportai de suite.

L'empereur.--Pourquoi ne vouliez-vous point entrer? Il n'y a point de cérémonie dans mon cabinet. Je ne reçois jamais assez tôt une lettre de l'Empereur et je vous vois toujours avec plaisir. L'Empereur se porte-t-il bien? Je pense que nous aurons à causer.

L'ambassadeur.--J'ai l'honneur de remettre à Votre Majesté une lettre de l'Empereur mon maître.

«L'empereur la prit avec empressement et me dit: «Je vous demande, général, la permission de la lire. Vous n'êtes point de trop», ajouta-t-il parce que je me retirais. L'empereur était sérieux, son visage s'anima peu à peu; il sourit à la fin de la première page, puis après il s'écria: «Voilà de grandes choses», et répéta plusieurs fois: «Voilà le style de Tilsit.» À la phrase: «Ne cherchons pas dans les gazettes», il s'écria: «Voilà le grand homme», me lut cette phrase, puis continua tout bas jusqu'à la fin. Il me prit ensuite par la main et me dit en la serrant avec émotion: «Dites à l'Empereur combien je suis touché de sa confiance, combien je désire le seconder. Vous êtes témoin de la manière dont je reçois sa lettre, je veux vous la lire.» L'empereur la lut avec moi; il s'arrêtait à chaque phrase, mais surtout à celle précitée. Après il me dit: «Général, je vous parle franchement, cette lettre me fait grand plaisir: c'est le langage de Tilsit. L'Empereur peut compter sur moi, car je n'ai point changé de ton, vous le savez 357.»

Note 357: (retour) Rapport de Caulaincourt n° 17. Les rapports de l'ambassadeur durant cette négociation n'étant pas tous datés, nous les indiquons par leur numéro d'ordre.

«Il se mit alors, avec volubilité, à parler des moyens de s'entendre définitivement, après que Caulaincourt et Roumiantsof auraient tenu des conférences et préparé les bases de l'accord. Il désirait ardemment aller à Paris; mais comment n'y rester que quelques jours, et pouvait-il s'absenter longtemps dans les circonstances présentes? C'était un voyage qu'il réservait pour l'avenir, une récompense qu'il s'accorderait après de glorieux travaux. Quant à envoyer un homme de confiance, la difficulté était de le trouver, «L'Empereur a vu par Tolstoï que je n'en avais pas; en connaîtriez-vous un ici? J'ai choisi Tolstoï parce qu'il n'est pas intrigant; eh bien, il ne mène pas les affaires. L'Empereur n'est pas content de lui: de vous à moi, je m'en aperçois depuis longtemps.» Il penchait donc pour une entrevue à mi-chemin, il irait «comme un courrier», afin de se rencontrer plus tôt avec son allié. En attendant, il voulait que l'on fît connaître à l'Empereur ses sentiments: «Parlez-lui de ma reconnaissance... Au revoir, général», ajouta-t-il en congédiant M. de Caulaincourt; «êtes-vous encore fâché de votre négligé? Moi, je suis bien aise de vous avoir vu.» Et le rapport de l'ambassadeur se termine ainsi: «Le soir, au bal, l'empereur me parla plusieurs fois, me répéta: «J'ai relu plus d'une fois la lettre de l'Empereur, voilà des paroles de Tilsit.» Je l'assurai qu'on n'en avait jamais proféré d'autres 358.»

Note 358: (retour) Rapport n° 17.

Le premier mouvement d'Alexandre avait été l'enthousiasme; le second fut la réflexion, et celle-ci réveilla la défiance. Le soupçon qui nous saisit aujourd'hui, quand nous lisons la lettre du 2 février et que nous songeons aux circonstances dans lesquelles elle fut écrite, au besoin qu'avait Napoléon de s'épargner une réponse positive au sujet de la Prusse, de suspendre et de déplacer le débat, Alexandre et Roumiantsof l'éprouvèrent fortement; ils craignirent (c'est Caulaincourt qui parle) que «le partage proposé ne fût un moyen de changer la question et de rester en Silésie, sans que la Russie fût en position de demander pourquoi 359». Cette pensée, faisant suite à toutes celles qui, depuis trois mois, assiégeaient le Tsar, empoisonnait sa joie; elle devint si absorbante qu'il lui fallut à tout prix un éclaircissement. Roumiantsof fut chargé de tâter Caulaincourt, de le presser au besoin, et c'est ainsi que, dans la première conférence entre les deux négociateurs, la Prusse devint l'objet principal d'un entretien dont la Turquie semblait appelée à faire tous les frais.

Note 359: (retour) Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 29 février 1808.

Ce que le ministre russe voulait obtenir, ce qu'il réclamait sans se lasser, c'était l'assurance que nos offres nouvelles emportaient renonciation expresse au projet sur la Silésie. Un mot, disait-il, un mot suffirait. Caulaincourt n'était pas autorisé à le prononcer, et ses réponses parurent si peu satisfaisantes que le Tsar se crut obligé d'appuyer en personne les sollicitations de son représentant. Le 1er mars, l'ambassadeur dînait au palais; il fut naturellement question de la lettre impériale, et Alexandre, employant cet artifice de langage qui consiste, au lieu de formuler une demande directe, à supposer accompli ce que l'on désire, s'exprima de la sorte: «Je suis enchanté qu'il ne soit plus question de la Silésie. Franchement, cette question du partage de l'empire ottoman doit annuler tout ce qui a été proposé et dit sur la Prusse depuis Tilsit, cela rétablit la question telle que l'a consacrée le traité 360.» À ce rappel, Caulaincourt opposa les nécessités de la lutte contre l'Angleterre, qui ne permettaient point de remplir encore les obligations respectivement contractées; il reconnut que l'évacuation de la Prusse restait en suspens, mais montra les armées russes dans les Principautés, et son explication se résuma dans une phrase empruntée aux instructions de son maître: «L'empereur Napoléon demande à Votre Majesté de ne pas le presser plus qu'il ne la presse 361.»

Note 360: (retour) Rapport n° 18.

Note 361: (retour) Id.

Alexandre dut se contenter de cette réponse, qui semblait renfermer une promesse d'évacuation à terme, et ne refusa plus de nous suivre en Orient. Sur ce terrain, abordant d'emblée la question capitale, il se montra d'une modération inattendue: «Constantinople, dit-il, est un point important, trop loin de vous et que vous regarderez peut-être comme trop important pour nous. J'ai une idée; pour que cela ne fasse pas de difficultés, faisons-en une espèce de ville libre 362.»

Après cette déclaration, qui semblait faciliter grandement la tâche du négociateur français, Alexandre alla plus loin que Constantinople et se laissa entraîner au fond de l'Asie. Il admettait l'expédition aux Indes, malgré ses répugnances premières, et fournirait le nombre de soldats indiqué par Napoléon. «Je les lui choisirai en ami 363», disait-il. La plus grande partie d'entre eux passerait avec nous par Constantantinople et l'Asie Mineure; d'autres débarqueraient à Trébizonde, sur la mer Noire, et à Astrabad, au sud de la Caspienne; peut-être ensuite pourrait-on s'acheminer au but suprême par Hérat et l'Afghanistan. Au reste, concluait le Tsar, c'était aux deux représentants à convenir des moyens, à prévoir les difficultés et à les résoudre: lui-même ne voulait voir Napoléon que pour consacrer l'accord. Il acceptait définitivement l'entrevue, en Allemagne, à Weimar ou à Erfurt, et ne se ferait pas attendre au rendez-vous, dût-il «aller jour et nuit 364».

Note 362: (retour) Id.

Note 363: (retour) Id.

Note 364: (retour) Rapport n° 18.

Pour répondre à cette impatience, Roumiantsof et Caulaincourt se mirent enfin à l'œuvre et, le 2 mars, commencèrent à partager. Il y eut d'abord entre eux un moment d'hésitation et de réserve; ainsi deux adversaires en combat singulier, quand les épées se touchent et que les regards se croisent, s'observent quelque temps et s'attendent, chacun d'eux espérant que l'autre va s'engager le premier et se découvrir. Cette tactique avait été prescrite à Caulaincourt par Napoléon, mais il se trouvait que Roumiantsof l'avait également jugée bonne et ne voulait point s'en départir. Suivant lui, l'empereur Napoléon ayant pris l'initiative du projet, c'était à ce monarque qu'il appartenait de faire connaître ses vues et de fournir des bases à la discussion. Et d'abord, de quel partage s'agissait-il? Était-ce de celui dont il avait été question à Tilsit et qui laissait aux Turcs la Roumélie avec Constantinople? Fallait-il partager toute la Turquie d'Europe? Irait-on jusqu'à se distribuer les possessions ottomanes d'Asie et d'Afrique? La réponse de Caulaincourt était invariablement la même; c'était que l'on devait s'expliquer en vue de toutes les hypothèses, que les instructions de Napoléon ne précisaient et n'excluaient rien. Enfin, désespérant d'amener son interlocuteur à l'offensive, Roumiantsof se résigna à la prendre, et alors commença l'une des plus extraordinaires négociations dont nos archives aient conservé le secret. Le ministre et l'ambassadeur causent familièrement, seul à seul: devant eux, une table chargée de cartes. Ensemble, avec cette politesse raffinée et même sur ce ton d'aimable légèreté que les diplomates d'autrefois se piquaient de donner à leurs débats, ils cherchent une solution improvisée aux plus redoutables problèmes que puisse soulever la politique; ils répartissent plus de territoires, de provinces, de royaumes que n'eut jamais à en distribuer congrès solennellement réuni, et rivalisant de courtoisie dans la forme, d'âpreté dans le fond, jouant serré, mais jouant avec grâce, se disputent courtoisement les contrées les plus illustres, les mieux situées et les plus enviées de l'univers.

On raisonna d'abord dans l'hypothèse du partage restreint, et les cartes furent déployées:

L'ambassadeur.--«Cherchons ce qui vous convient; que désirait l'empereur à Tilsit? il doit savoir aussi ce que voulait l'empereur Napoléon.

Le ministre.--Il ne s'est jamais expliqué là-dessus d'une manière bien positive. Il me semble que nous avions la Moldavie, la Valachie et la Bulgarie; la France la Morée, peut-être l'Albanie, Candie.

L'ambassadeur.--Ce n'est pas tout; que faisait-on du reste? même en laissant la Roumélie aux Turcs, car c'est de ce système que nous parlons maintenant, n'est-ce pas, monsieur le comte?

Le ministre.--Oui, nous désirons que vous ayez ce qui est à votre convenance. L'Autriche n'a rien fait, il lui faut peu de chose si elle agit, mais il sera bon de s'en servir.

L'ambassadeur.--Mais que lui donnez-vous?

Le ministre.--La Croatie; si c'est trop peu, quelque chose en Bosnie.

L'ambassadeur.--La Bosnie est le véritable chemin de l'Albanie. À vue de pays, c'est notre lot naturel; mais vous oubliez la Servie.

Le ministre.--On peut la rendre indépendante, lui laisser son gouvernement sous votre influence et la nôtre.

L'ambassadeur.--Deux grandes influences dans un pays, n'est-ce pas comme deux maîtresses dans une maison?

Le ministre.--Vous avez raison, cela aurait des inconvénients. On pourrait donner cette province à un archiduc d'Autriche. L'empereur Napoléon pourrait le choisir dans une branche cadette, pour que cela ne revînt jamais à la branche régnante.

L'ambassadeur.--N'avez-vous pas quelques engagements avec les Serviens?

Le ministre.--Point sous ce rapport, seulement de ne point les livrer aux Turcs et de tâcher de leur obtenir un gouvernement particulier, même sous l'influence de la Porte, c'est-à-dire de ne point les livrer aux Turcs pour être massacrés.

L'ambassadeur.--Ce que vous prenez est immense. Toutes ces provinces se lient entre elles; toute la population vous restera et sera pour vous, puisqu'elle est chrétienne, tandis que dans les autres la grande majorité des habitants est composée de Turcs qui suivront par conséquent le gouvernement ottoman dans sa fuite. Vos provinces seront donc peuplées et les nôtres désertes 365.»

Note 365: (retour) Rapport n° 19.

Roumianstof ne releva pas cette objection de son adversaire. Aussi bien l'un et l'autre ne discutaient encore que pour la forme, à propos d'une hypothèse qu'ils sentaient sans fondement. Napoléon, en assignant Constantinople pour point de départ à l'expédition aux Indes, préjugeait la destruction de la Turquie et le démembrement total. Le débat devait nécessairement s'élargir, et c'était à ce moment que les convoitises se heurteraient sérieusement. Le premier, Roumianstof déchira les voiles: «Si les Turcs, dit-il, sont chassés d'Europe, ce qui me paraît inévitable si on veut une expédition en Asie, car je doute qu'on obtienne le passage du Grand Seigneur à qui on aurait coupé d'avance bras et jambes, et même sans cela, s'ils sont, dis-je, chassés de Constantinople, ce que je regarde comme contraire à nos intérêts, à moins qu'elle ne soit donnée à un gouvernement invalide comme celui des Turcs, cette ville, par sa position, par la nôtre, par tous les intérêts de notre commerce dont la clef est au Bosphore et aux Dardanelles, nous revient, ainsi qu'un grand territoire qui comprenne ces points.

L'ambassadeur.--La clef de la mer Noire et celle de la mer de Marmara, c'est beaucoup pour une porte, monsieur le comte, ce serait déjà beaucoup d'en avoir une. Ceci, il me semble, ne serait même proposable qu'en ayant chacun la sienne.

Le ministre.--L'une sans l'autre, ce n'est rien; c'est la géographie et notre mer Noire, plus encore que notre intérêt politique, qui veulent que nous ayons Constantinople. Vous en êtes loin et vous aurez d'assez belles possessions pour n'avoir rien à nous envier 366.»

Note 366: (retour) Rapport n° 19.

Ces paroles, après lesquelles les deux interlocuteurs se hâtèrent d'aborder d'autres questions, comme s'ils n'eussent voulu pour cette fois qu'effleurer un terrain brûlant, se trouvaient en désaccord formel avec la pensée exprimée par l'empereur Alexandre quelques heures auparavant. Le ministre se montrait plus exigeant que son maître, plus Russe que le Tsar: sans faire aucune allusion à l'idée de Byzance ville libre, il réclamait cette capitale et refusait même de la séparer des Dardanelles. Avait-il amené l'empereur à son opinion et exprimait-il la volonté définitive de son gouvernement? Parlait-il seulement en son nom personnel? Dans ses exigences, peut-être ne fallait-il voir qu'un moyen de discussion, l'une de ces prétentions que l'on met en avant pour se donner le mérite d'y renoncer. Si Caulaincourt nourrit d'abord cette illusion, une autre conférence, tenue le surlendemain, devait la dissiper complètement: la doctrine du ministre russe allait s'y affirmer avec plus de précision et d'énergie.

Il s'engagea toutefois avec prudence, voulut préparer le terrain et débuta par offrir à l'empereur Napoléon «tout ce qui pouvait lui convenir.

L'ambassadeur.--Qu'entendez-vous par là, monsieur le comte?

Le ministre.--Mais qu'outre la Morée et l'Archipel, par exemple, vous preniez l'Albanie, dont il n'a pas été question: ce pays est près de vous et offre des ressources précieuses à votre marine. L'empereur Alexandre a eu de lui-même l'idée que cela convenait à l'empereur Napoléon. Outre cela, vous pouvez encore acquérir l'Égypte, même la Syrie, si c'est à votre convenance.

L'ambassadeur.--L'Albanie n'a jamais pu faire question. Souvent vous me l'avez nommée, et avant-hier encore, comme une acquisition sur laquelle vous n'éleviez point de doutes. Ce que vous prétendriez nous offrir sans l'Albanie serait comme le don de la Valachie sans la Moldavie. Puis vous nous menez tout de suite en Asie, monsieur le comte. Je ne demande pas mieux que de vous suivre: cependant marchons pas à pas, classons nos idées et partageons d'abord l'Europe, car c'est de ce point qu'il faut, je crois, partir.

Le ministre.--Eh bien, la Valachie et la Moldavie, voilà ce qui nous convient, en y ajoutant la Bulgarie et peut-être même la Servie; la France prendrait la Morée, l'Albanie, l'Archipel et une partie de la Bosnie; l'autre partie et la Croatie seraient pour l'Autriche. Tout cela dans le cas où la Roumélie et Constantinople resteraient aux Turcs.

L'ambassadeur.--Depuis la dernière fois, vous avez bien augmenté votre lot, monsieur le comte; si cela traîne, vous mangerez tout. L'Autriche ne vous remerciera pas du lot que vous lui faites. Je ne sais même trop que penser du nôtre. Voyez la carte; la Servie est tout à fait hors de votre géographie.

Le ministre.--L'empereur n'y tient pas; n'en parlons plus sous ce rapport, si vous ne voyez pas la chose admissible. Alors donnez-la, comme nous avons dit, à un archiduc d'une branche cadette ou à un prince quelconque de l'Europe, celui de Cobourg par exemple, si vous voulez, ou tout autre. Si vous désirez nous obliger, faites-en la dot d'une de nos grandes-duchesses (celle que vous voudrez), quoique la propriété du mari, si vous le croyez nécessaire. Étant de la religion grecque, elle ralliera au prince qu'on lui fera épouser tous les habitants de ce pays: ils sont plus que fanatiques, et quand j'ai cette idée, je crois servir la cause de la paix et indiquer le seul moyen de maintenir la tranquillité parmi ces sauvages. Peut-être même serait-il bon de stipuler que les enfants seront élevés dans la religion grecque. Je n'attache au reste aucune importance à cette idée, qui m'est toute personnelle.

L'ambassadeur.--L'Empereur serait sûrement fort aise de faire quelque chose qui serait personnellement agréable à la famille impériale; mais la Servie serait une médiocre dot pour une grande-duchesse avec l'obligation d'y rester. Mettre ainsi une de ces princesses entre vous et nous, ne serait-ce pas agir de fait contre vos principes sur les inconvénients du contact entre grandes puissances et donner lieu peut-être à quelques difficultés, car vous régnerez de fait où sera cette princesse. Comme vous voyez, j'abonde dans votre sens; au reste, vous savez que je n'ai pouvoir ni pour vous refuser ni pour vous accorder.

Le ministre.--Que ce pays soit donc indépendant, c'est tout ce que nous voulons dans l'état de choses dont nous parlons 367.»

Note 367: (retour) Rapport n° 20.

Après cette escarmouche, la bataille allait-elle se livrer? Roumiantsof commença de s'acheminer à la position principale, mais par d'ingénieux détours. Nous voulons, disait-il, vous obliger, vous seconder de toutes nos forces; mais cette coopération, précisément parce qu'elle sera sans limites, doit entraîner de grands profits, des avantages qui parlent aux yeux, frappent la nation, la rallient au nouveau système et ne lui paraissent pas disproportionnés avec les sacrifices exigés d'elle: «c'est pour vous que nous irons aux Indes; nous n'y avons aucun intérêt personnel.

L'ambassadeur.--On dirait que vous n'êtes pas en guerre avec l'Angleterre? Nous voulons aussi vous obliger, monsieur le comte, et surtout faire quelque chose qui attache votre nation à son maître: voilà notre but dans cette affaire, croyez-moi! Vous et moi ne pouvons que jeter des idées en avant, tâcher de prévoir les difficultés pour qu'on s'entende plus tôt: voilà notre rôle, car je ne puis rien stipuler, vous le savez. Abordons donc franchement la question.»

Avant de répondre à cette provocation, le Russe essaya encore une fois d'assurer ses derrières. Ressaisi par une crainte ou un scrupule, il revint brusquement à la Prusse et fit cette réserve: «Il faudra toujours s'entendre et s'expliquer sur la Silésie.

L'ambassadeur.--On voit bien que les distances ne sont rien en Russie. Quel rapport la Silésie peut-elle avoir avec le grand objet dont nous nous occupons? Je suis fâché que vous n'ayez pas encore fait rédiger vos vues, nous irions plus vite 368.»

Note 368: (retour) Rapport n° 20.

Roumiantsof répliqua que le mieux serait de dresser un projet commun, d'écrire au fur et à mesure que l'accord se ferait, et se décidant enfin à prononcer son attaque: «Parlons de Constantinople, dit-il: notre lot est de l'avoir, notre position nous y mène comme au Bosphore et aux Dardanelles. La Servie doit alors être donnée en toute propriété à l'Autriche, ainsi qu'une partie de la Macédoine et de la Roumélie jusqu'à la mer pour que cette puissance nous sépare, d'après le principe émis dans la note de l'empereur Napoléon à Tilsit que, pour rester amis, il ne faut pas être voisins. Cet arrangement attachera bien plus que vous ne pouvez le penser ce pays à votre système, à votre dynastie; votre cause sera la nôtre. Vous aurez le reste de la Macédoine et la partie de la Roumélie qui est à l'ouest; en général, tout ce qui vous conviendra, toute la Bosnie, si vous voulez, en compensation de ce que l'Autriche aurait en Roumélie et Macédoine pour nous séparer. De plus, l'Égypte, la Syrie, si cela vous convient.

L'ambassadeur.--La part n'est pas égale. Constantinople à lui seul vaut mieux que tout ce que vous nous offrez en Europe; vous n'êtes pas généreux aujourd'hui, monsieur le comte.

Le ministre.--C'est plutôt vous qui auriez tout. Qu'est-ce que c'est que Constantinople et ce qui l'entoure quand il n'y aura plus de Turcs? Enfin, comment voyez-vous la chose?

L'ambassadeur.--Constantinople m'effraye, je vous l'avoue. C'est un beau réveil que d'ouvrir les yeux empereur de Constantinople. De votre frontière actuelle jusque-là, c'est un empire tout entier. Quelle position, on peut dire, sur deux parties du monde! Ce sont de ces idées avec lesquelles il faut se familiariser pour oser en parler.

Le ministre.--La géographie le veut ainsi, autant que l'intérêt de notre commerce; elle a bien voulu autre chose pour vous. Ce n'est pas aussi avantageux que vous croyez, c'est loin de nous, ce sera une ville et un pays sans habitants, mais notre position est telle que nous ne pouvons pas ne point tenir à Constantinople et aux Dardanelles, à cause de la mer Noire.

L'ambassadeur.--Je ne comprends pas bien la possibilité de l'acquisition de Constantinople, mais si on l'admettait, je vous avoue que je ne consentirais pas à celle des Dardanelles par la même puissance.

Le ministre.--À qui les donneriez-vous donc?

L'ambassadeur.--Je les prendrais pour la France.

Le ministre.--Pourquoi cela? Quel avantage trouveriez-vous à vous rapprocher autant de nous?

L'ambassadeur.--Si on pouvait vous accorder Constantinople, il faudrait nécessairement qu'il en résulte de grands, même d'étonnants avantages pour la France; où les chercher en Europe? Je n'en vois pas! En Asie, serait-ce l'Égypte, la Syrie? Cela peut-il se comparer? Enfin, vous nous les offrez, il faut un moyen de communiquer avec ces acquisitions, et je ne le trouve avec sûreté que par les Dardanelles. Alors encore, je vous demanderais si vous nous seconderiez pour conquérir ces deux provinces. Après tout, en me parlant de la Syrie et de l'Égypte, vous avez prétendu nous obliger, monsieur le comte; de quel prix est cette offre, sans les Dardanelles?

Le ministre.--L'empereur ne s'est pas expliqué sur cette coopération particulière, mais vous savez comme il est coulant sur toutes ces choses, et que tout ce qui prouve le prix qu'il met à cette alliance et arrange l'empereur Napoléon est facilement adopté par lui. Mais notre commerce, monsieur l'ambassadeur! Du vivant de l'Empereur on ne l'inquiétera pas, je veux le croire; mais ensuite quelle sûreté aura-t-il si vous avez cette clef?

L'ambassadeur.--Votre commerce ne consiste que dans les productions de votre sol. Toute l'Europe en a besoin, la France comme les autres puissances. Ce sont leurs bâtiments qui les transportent et non les vôtres: quel dommage pourriez-vous donc éprouver de notre position aux Dardanelles? Aucun, je vous assure; c'est la vôtre qui peut gêner tout le monde, la nôtre personne.

Le ministre.--Voyez tout ce que vous acquérez de cette manière; quelle influence! et nous, qu'aurons-nous? une ville d'un grand nom et rien de plus. J'aimerais cent fois mieux le second.

L'ambassadeur.--La comparaison ne nuit pas à Constantinople.

Le ministre.--Les Îles sont pour vous une richesse incalculable, elles vous donneront d'excellents matelots. L'Égypte et la Syrie, vous en disposerez pour qui vous voudrez, et nous, qu'aurons-nous pour cela? Si vous tenez aux Dardanelles, ne pourriez-vous pas nous donner la Servie?

L'ambassadeur.--De cette manière, vous vous mettez dans notre poche en disant que vous ne voulez pas nous avoir dans la vôtre. Que laissez-vous à l'Autriche, puisqu'on s'en sert? Voyez la carte, monsieur le comte, la géographie ne veut décidément pas que la Servie soit à vous. Nous parlons aussi de l'Asie, c'est là que vous pouvez prendre. Trébizonde est sous votre main. Voilà une belle acquisition pour le ministre du commerce; en tout, monsieur le comte, faites cette réflexion: tout ce que vous acquérez se touche et consolide votre puissance, tout ce que vous nous proposez est pour la nôtre presque au bout du monde. Vous serez donc en tout état de cause forts partout et nous faibles.

Le ministre.--Mais jusqu'où viendriez-vous et par où, si vous aviez les Dardanelles?

L'ambassadeur.--Mais au moins jusqu'à Rodosto; on pourrait prendre pour frontière la chaîne des montagnes depuis Pristina jusque vers Andrinople.

Le ministre.--Mon opinion est que nous ne pouvons céder ni Constantinople ni les Dardanelles. Au reste, je prendrai les ordres de l'empereur; peut-être sera-t-il plus facile. Nous voulons, soyez-en certain, vous aider, vous seconder de toutes manières, et que vous ayez tout ce qui est à votre convenance; nous devons trouver les mêmes sentiments dans l'empereur Napoléon pour ce qui est à la nôtre 369.»

Note 369: (retour) Rapport n° 20.

À qui le Tsar, auquel Roumiantsof offrait de s'en référer, donnerait-il raison? Serait-ce à son ministre, héritier des traditions moscovites dans toute leur rigueur? Serait-ce à l'ambassadeur, qui pouvait se réclamer des espérances primitivement données? Admettrait-il au moins le moyen terme suggéré par la France? Pendant quelques jours, il fut inabordable: le carême et les dévotions qui en étaient la suite interrompaient toutes les affaires: la Russie officielle s'était mise en retraite; que sortirait-il de son recueillement?

Lorsque Alexandre se montra de nouveau à notre envoyé, son abord fut plus gracieux que satisfaisant.--«Il paraît que vous vous entendez bien avec Roumiantsof, lui dit-il, et que cela avance.

L'ambassadeur.--Nos opinions sont différentes pour Constantinople et les Dardanelles, quoique je n'aie rien à accorder ni à refuser. C'était au reste la première idée de Votre Majesté. Elle pensait qu'il faudrait peut-être rendre cette ville indépendante.

L'empereur.--Les choses sont changées. L'Empereur demande une expédition dont il n'était pas question. On s'entendra, soyez-en sûr; il est des choses auxquelles je suis obligé de tenir même pour marcher franchement et continuer votre système 370.»

Note 370: (retour) Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 7 mars 1808.

Alexandre ne nommait pas Constantinople: il avait encore la pudeur de ses ambitions, mais on sentait qu'une évolution s'était opérée en lui, et Caulaincourt apprit bientôt quelles influences l'avaient déterminée. Malgré le secret promis, quelques avis avaient été demandés, des conseils avaient été tenus, l'opinion la plus envahissante, celle de Roumiantsof, y avait toujours prévalu, et les arguments produits avaient pleinement persuadé l'empereur. Amené peu à peu aux exigences suprêmes, il s'y tiendrait désormais, parce que le raisonnement et le calcul, plus encore que la passion, les lui montraient nécessaires. Il s'était convaincu que l'instant était décisif pour l'avenir de son État. Depuis cent ans, se disait-il, la Russie désire Constantinople pour sa gloire, les Détroits pour son intérêt; dans sa marche vers ce double but, la jalousie des puissances européennes l'a constamment arrêtée. Aujourd'hui l'Europe n'existe plus; elle est remplacée par un homme qui fait et défait les empires à son gré, qui tranche par l'épée les problèmes dont la diplomatie se bornait autrefois à ajourner la solution. Cependant, il se trouve que ce conquérant ne peut assurer son œuvre et briser l'Angleterre sans le concours de la puissance moscovite. Sous peine de manquer à sa destinée, la Russie doit profiter d'une occasion peut-être unique dans le cours des siècles, arracher à Napoléon ce qu'elle n'obtiendra jamais après lui de l'Europe reconstituée et s'assurer la conquête sans égale qui la fera souveraine de l'Orient.

Se sentant soutenu, Roumiantsof demeura intraitable. Les prétentions respectives furent consignées par écrit, et leur divergence s'accentua. On se trouva en présence de deux systèmes de partage bien définis, et dans cet essor de deux grandes ambitions, dans cette marche audacieuse et pourtant raisonnée de la France et de la Russie à travers le Levant, les Dardanelles restaient le point de rencontre et de conflit. On s'était abandonné sans combat d'immenses espaces; autour de ce coin de terre, autour de cette «langue de chat 371», comme l'appelait Roumiantsof en faisant allusion à la forme de la presqu'île de Gallipoli, l'attaque et la défense réunirent leur effort. Le 9 mars, on lutta quatre heures: le 10, la discussion reprit, sans se renouveler: mêmes demandes, mêmes réponses, mêmes arguments. Roumiantsof mettait toujours en avant des nécessités politiques et économiques, sachant faire valoir les unes et les autres avec une égale compétence, car il était resté ministre du commerce tout en devenant ministre des affaires étrangères: «De cette manière, écrivait tristement Caulaincourt, il est toujours deux contre un 372.»

Note 371: (retour) Rapport n° 22, 9 mars 1808.

Note 372: (retour) Lettre de Caulaincourt à l'Empereur du 16 mars 1808.

Le comte revenait aussi à sa tactique enveloppante, essayait d'ébranler son adversaire en lui offrant sur tous les autres points des avantages de plus en plus importants. C'est ainsi qu'après s'être prononcé d'abord contre la coopération de la Russie à la conquête pour notre compte de l'Égypte, de la Syrie, des Échelles, il se laissa aller peu à peu à la promettre, graduant savamment ses concessions. Sa cour, dit-il d'abord, nous garantirait formellement, sinon l'Égypte et la Syrie, trop éloignées d'elle, au moins les ports d'Asie Mineure, et ferait de leur abandon à la France l'une des conditions de sa paix future avec l'Angleterre.--Mais nous aiderait-elle dès à présent, répliquait Caulaincourt, à en prendre possession? Roumiantsof refusa en premier lieu, puis fit une distinction; la Russie ne saurait agir par terre, la guerre de Suède, la conquête de la Turquie et l'expédition aux Indes devant occuper toutes ses armées, mais ses forces navales de la Méditerranée restaient disponibles et pourraient nous être confiées, ainsi que l'ambassadeur en avait exprimé le désir. Roumiantsof n'admettait pas cependant qu'un tel prêt pût avoir lieu sans condition ni réserve; il renvoyait Caulaincourt à traiter ce point avec l'amiral Tchitchagof: «La marine, disait-il, a un chef particulier; ce chef est comme le Dieu d'Israël, un dieu jaloux de tous les autres dieux, et par-dessus le marché un dieu un peu entêté 373.» Au lieu d'aller chez l'amiral, Caulaincourt eut l'heureuse idée d'aller chez l'empereur: il en rapporta une décision par laquelle ce prince se dessaisissait purement et simplement au profit de son allié, pendant la durée de la guerre, de toute autorité sur ses propres vaisseaux de la Méditerranée. Alexandre connaissait Caulaincourt et savait qu'un procédé agissait sur lui plus sûrement qu'une exigence, mais il avait compté sans les instructions positives qui liaient notre envoyé et paralysaient ses intentions conciliantes. Sur le point principal, le désaccord subsistait irrémédiable, le cabinet impérial n'ayant point la volonté ni Caulaincourt le pouvoir de céder.

Note 373: (retour) Rapport n° 23, 10 mars 1808.

La Russie essaya pourtant de se donner les airs de la condescendance. Comme moyen de communiquer par terre avec nos futures possessions de l'Anatolie, elle nous offrit, à défaut des Dardanelles, une route militaire qui traverserait la Roumélie, devenue province moscovite, franchirait le détroit et tiendrait l'Asie constamment ouverte à nos troupes. Caulaincourt repoussa ce moyen de transaction, mais s'avisa de lui en substituer un autre. Les deux forts ou châteaux des Dardanelles, qui tiennent sous le feu de leur artillerie le mince détroit auquel ils ont donné leur nom, s'élèvent, l'un sur la côte d'Europe, l'autre sur celle d'Asie; ne pourrait-on donner le premier à la Russie et réserver le second à la France? Chacun aurait ainsi sa Dardanelle. Roumiantsof répondit que tout arrangement par lequel son maître n'obtiendrait pas la position entière, sans restriction d'aucune sorte, serait pire à ses yeux que la prolongation de l'état présent, qui, au moins, ne préjugeait point l'avenir et le laissait ouvert à toutes les espérances 374.

Note 374: (retour) Id.

Une dernière fois, Caulaincourt voulut en appeler du ministre au souverain. Il eut avec celui-ci une conversation définitive:

«Roumiantsof m'a lu ses vues, dit Alexandre; j'ai fait peu de changements et tous à votre avantage. Ma foi, vous avez un beau et bon lot.

L'ambassadeur.--C'est plutôt celui que Votre Majesté s'est fait, qui est beau et bon: tout se lie, tout se tient; il a l'avantage de la position géographique et de la population.

L'empereur.--Et vous! quel nombre de possessions, sans compter l'Albanie et la Morée!

L'ambassadeur.--Des morceaux partout, et tous loin de nous.

L'empereur.--Comment! cela touche à la Dalmatie, à Cattaro, et tient à l'Italie, à toutes vos possessions.

L'ambassadeur.--Oui, Sire, si Votre Majesté avait les États de l'empereur d'Autriche et qu'elle nous les donnât. Avec cela nous toucherions à ces possessions. Sans cela, il n'y a que la mer entre, tandis que dans le lot de Votre Majesté tout se lie à ce qu'elle a déjà.

L'empereur.--Il faut faire quelque chose qui dure, qui inspire de la confiance, qui prouve que notre système actuel est le meilleur. Je vous l'assure, je suis modéré dans mes prétentions; je ne demande que ce que l'intérêt du pays me force à exiger, et ce sur quoi je ne puis céder.

L'ambassadeur.--Je demande cependant à Votre Majesté la permission de la ramener à la première idée qu'elle avait eue, celle d'un gouvernement indépendant à Constantinople. L'empereur Napoléon sera, soyez-en sûr, de cet avis.

L'empereur.--Je n'avais pas envisagé alors l'importance de tout ce que l'Empereur me demandait. Regardez ce que je vous ai dit sur cela comme non avenu. Si je fournis une armée pour aller dans l'Inde, il faut qu'il en résulte des avantages qui dédommagent la Russie de ses sacrifices, il ne faut donc point laisser de doutes sur la possession de Constantinople.

L'ambassadeur.--Mais les Dardanelles, Sire? Si Votre Majesté les possède avec Constantinople, le passage sera moins libre que le Sund, qui a cependant une puissance différente sur chaque rive.

L'empereur.--Ne soyons pas voisins; je me rappelle les bons conseils de l'empereur Napoléon. Je ne puis céder sur ce point, Roumiantsof vous l'aura dit. Moi ni personne ne pourrait sortir de chez moi ni entrer, sans votre permission, si vous étiez là. Je suis sans aucun doute sur les intentions de l'empereur Napoléon, mais je ne veux rien faire qui laisse de l'inquiétude à l'opinion, ni de l'incertitude entre nous. On attend depuis longtemps un résultat. Faites qu'il soit digne de l'Empereur; il faut qu'on voie enfin les avantages que vous nous avez tacitement promis. Ces échelles du Levant, savez-vous que c'est ce qu%
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