II - Sur quelles bases Napoléon songeait-il à fonder le régime nouveau de l'Orient? En d'autres termes, dans quelles ...

Sur quelles bases Napoléon songeait-il à fonder le régime nouveau de l'Orient? En d'autres termes, dans quelles conditions proposait-il au Tsar d'exécuter le partage? D'après quel principe fixait-il son propre lot, celui de la Russie, celui de l'Autriche? Par quel procédé espérait-il concilier des nécessités en apparence contradictoires, faire tourner l'opération à la satisfaction d'Alexandre et au profit de la France? La difficulté de répondre à cette question se complique d'une lacune dans les documents. La lettre à Caulaincourt manque dans la Correspondance et ne nous est pas intégralement parvenue 329; c'est seulement à l'aide des volumineuses réponses de l'ambassadeur, où celui-ci se réfère sans cesse aux ordres de son maître, en donne l'interprétation, en reproduit parfois les termes, qu'il devient possible de reconstituer, sinon le texte complet, au moins le sens de l'instruction.

Note 329: (retour) L'extrait publié par M. de Tatistcheff (voy. p. 246), étant destiné à être communiqué au cabinet de Russie qui l'a conservé dans ses archives, ne fait que développer la lettre au Tsar, sans indiquer les vues de l'Empereur sur les conditions du partage. D'une manière générale, les lettres écrites par Napoléon à Caulaincourt, pendant la mission de ce dernier en Russie, n'ont pas été retrouvées jusqu'à présent, à de très rares exceptions près.


À vrai dire, cette lettre, en la supposant littéralement connue, ne nous éclairerait pas d'emblée sur les intentions de l'Empereur. D'après les passages qui nous en sont parvenus, il est aisé de comprendre qu'elle ne contenait rien de tout à fait précis, rien d'absolu, sur la mise en application du principe posé. Il est douteux que Napoléon eût conçu dès lors un plan de partage irrévocable et complet; à coup sûr, il ne l'avait pas communiqué à son ambassadeur, pas plus qu'il ne livrait au général chargé d'ouvrir le feu, au début d'une affaire, le secret des opérations destinées à fixer le sort de la journée.

En diplomatie, comme à la guerre, ses habitudes variaient peu. Il offrait d'abord le combat largement, c'est-à-dire que, s'adressant à la partie adverse, il l'appelait à débattre la question d'ensemble et sous toutes ses faces; c'était un moyen de faire produire à l'ennemi toutes ses vues, livrer tous ses arguments. Laissant ainsi la discussion s'engager sur toute la ligne, s'étendre, se disperser, il se rendait compte des dispositions et des facultés d'autrui, de ses propres avantages, de ce qu'il pourrait tenter et obtenir; alors, au milieu des idées qui de part et d'autre avaient été jetées en avant, il démêlait un moyen de solution, s'y attachait avec une détermination soudaine, invincible, et s'appliquait à le faire prévaloir par l'effort de sa volonté toute fraîche sur des adversaires déjà fatigués de la lutte.

Dans l'affaire du partage, cette tactique se révèle plus que dans toute autre. Napoléon assigne à la négociation deux phases bien distinctes. Dans la première, Caulaincourt aura à entamer une discussion générale et sans conclusion; il devra aborder toutes les difficultés sans les résoudre, amener les Russes «à présenter des vues 330», c'est-à-dire à montrer le fond même de leurs espérances et de leurs convoitises. Dans la seconde phase, l'Empereur se découvrira et donnera de sa personne: présentant une solution toute faite, celle qu'il aura jugée d'après les indications du débat préliminaire à la fois la plus pratique et la plus favorable, il s'efforcera de l'imposer, soit dans ses conférences avec un envoyé russe muni de pleins pouvoirs, soit dans un colloque avec Alexandre lui-même, attiré à un second Tilsit. Dans sa lettre au Tsar, il fait allusion à une nouvelle entrevue: à Caulaincourt, il ordonne de la proposer positivement. Pourvu qu'elle ait lieu à bref délai, il abandonne à Alexandre le soin d'en fixer le lieu et la date. Que le Tsar et l'ambassadeur «mettent le compas sur la carte 331», qu'ils choisissent un point à égale distance de Pétersbourg et de Paris, que le monarque russe fasse savoir son intention de s'y trouver à tel jour, Napoléon accepte d'avance le rendez-vous, promet d'y être exact, autorise Caulaincourt à prendre en son nom des engagements formels, et cet empressement atteste une fois de plus sa volonté de diriger par lui-même la dernière partie de la négociation.

Note 330: (retour) Rapport de Caulaincourt du 29 février 1808.

Note 331: (retour) Id., 26 février 1808. Cf. l'extrait publié par M. de Tatistcheff.

Ainsi le débat qui allait s'ouvrir à Pétersbourg n'aurait qu'un caractère préparatoire. Toutefois, s'il convenait, pour qu'il remplît son but, de lui laisser une grande latitude, encore importait-il de lui fixer des limites, de réserver certaines positions. Bien que l'Empereur se promît de recouvrer par lui-même une partie du terrain que son représentant aurait abandonné, celui-ci ne pouvait se retirer indéfiniment, même en combattant, sous peine de laisser concevoir aux Russes des espérances irréalisables. Il était donc nécessaire, dès à présent, d'opposer sur quelques points à leurs prétentions une résistance absolue: ces points, Napoléon les indiquait à Caulaincourt, et les rapports de l'ambassadeur permettent de les distinguer. Sur d'autres, il se résignait à des concessions plus ou moins graves; sur d'autres enfin, il suggérait divers moyens de transaction, se réservant de choisir entre eux, en temps opportun, ceux qui lui paraîtraient les plus propres à ménager l'entente définitive.

Chacun des copartageants avait à sa portée des contrées qui s'offraient naturellement à ses convoitises; il s'en saisirait tout d'abord. Tandis que la domination française, partant de la Dalmatie, s'allongerait sur les rivages de l'Adriatique et de la mer Ionienne, à l'autre extrémité de l'Orient, les Principautés seraient attribuées définitivement à la Russie, mais lui seraient comptées dans son lot pour une part proportionnée à leur étendue, à leur extrême importance. Au delà du Danube, la zone comprise entre ce fleuve et les Balkans semblait le prolongement des nouvelles acquisitions de nos alliés; Napoléon ne la leur refusait pas. Mais jusqu'où les laisserait-il venir dans l'Ouest et au Midi? Sur le Danube, il leur interdisait la Serbie, qui serait constituée à l'état de principauté autonome ou placée sous la dépendance de l'Autriche. De Belgrade, l'attention de l'Empereur obliquait vers le sud-est, dépassait les obscures régions de la Roumélie, champ ouvert aux compétitions respectives de la Russie et de l'Autriche, se portait jusqu'aux extrémités de la péninsule, rencontrait les Détroits et Constantinople. Là surgissait la difficulté capitale. Placée dans un site incomparable, où Rome s'est transportée naguère pour gouverner plus commodément le monde, Constantinople semble née pour régner. L'imagination populaire attachait alors à sa possession une idée de souveraineté sur toutes les contrées d'alentour. Aux yeux des contemporains, tandis que le reste de la péninsule se voilait encore d'épaisses ténèbres, Constantinople, se découvrant dans le rayonnement de sa gloire passée, de son immuable beauté, portait et renfermait en elle l'Orient européen tout entier: telle la coupole dorée qui brille au sommet d'un monument, se montrant la première aux regards, les appelle, les fascine, semble de loin composer à elle seule l'édifice dont elle n'est que l'étincelant décor.

C'est une croyance établie que Napoléon n'eût jamais abandonné Constantinople à la Russie; elle repose sur une tradition confirmée par certains passages du Mémorial. «Constantinople, a dit l'Empereur à Sainte-Hélène, est placée pour être le centre et le siège de la domination universelle 332.» Cependant nous avons entendu Napoléon, dans ses entretiens avec Tolstoï, avec Metternich 333, prévoir et admettre l'établissement des Russes sur le Bosphore: en 1812, dans une conversation tenue avec M. de Narbonne, il a reconnu avoir offert Constantinople à l'empereur Alexandre 334. La contradiction entre ces divers témoignages nous paraît s'expliquer chez Napoléon par des états d'esprit différents et successifs. À Sainte-Hélène, il exprimait ses idées sous une forme théorique et absolue, sans tenir compte des nécessités qui avaient pu en modifier l'application: il composait d'ailleurs ses traits pour la postérité et aimait à se présenter devant elle comme le défenseur de l'indépendance européenne contre une ambition sans mesure. Au contraire, sa confidence à M. de Narbonne semble répondre à l'ordre d'idées tout spécial dans lequel il se trouvait placé en 1808. Demandant à la Russie un grand effort, songeant à se servir d'elle pour porter aux Anglais «le coup de massue 335», il répugnait moins à payer son concours de faveurs extraordinaires.

Note 332: (retour) Mémorial, 10-12 mars 1816.

Note 333: (retour) Voy. pages 200 et 234.

Note 334: (retour) Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature, par Villemain, nouvelle édition, Paris, 1858, 178.

Note 335: (retour) Rapport de Caulaincourt du 29 février 1808.

Irait-il toutefois jusqu'à lui livrer la position sans rivale qui lui eût ouvert l'accès de la Méditerranée et donné prise sur toute l'Europe? Assurément non. Mais la ville de Constantin ne compose pas à elle seule toute cette position; elle n'en est que l'une des parties. Le passage entre la mer Noire et la Méditerranée comprend d'abord le Bosphore, puis s'épanouit en une mer intérieure, devient la Propontide, se resserre ensuite aux Dardanelles; cette précieuse porte de communication possède deux serrures, et Napoléon, en se réservant l'une d'elles, pouvait paralyser l'autre entre les mains de la Russie. L'idée lui était donc venue de scinder la position en litige et, dans le cas où l'empereur Alexandre demanderait péremptoirement Constantinople, d'en subordonner l'acquisition par nos alliés à l'établissement aux Dardanelles d'une autre puissance, soit la France elle-même, soit l'Autriche 336. Certes, Caulaincourt ne devrait pas offrir d'emblée Constantinople; il devait la refuser d'abord, proposer d'en faire le siège d'un État indépendant et neutre, assis sur les deux détroits, puis, si la Russie devenait trop pressante, se replier lentement sur les Dardanelles et y concentrer sa résistance. Cette tactique amènerait peut-être la Russie à se désister de ses exigences; peut-être n'était-ce qu'un moyen de lui refuser indirectement Constantinople, en mettant à l'abandon de cette ville une condition difficilement admissible. Si le Tsar eût souscrit au moyen terme proposé, Napoléon eût-il définitivement consenti à le faire empereur de Byzance? Nous sommes loin de l'affirmer; il est probable que sa dernière détermination restait en suspens. Un fait seul est certain: en février 1808, il ne rangeait pas la question de Constantinople au nombre de celles sur lesquelles il se refusait à transiger et qu'il plaçait en dehors de toute discussion.

Note 336: (retour) Lettre de Caulaincourt du 16 mars 1808.

Napoléon ne faisait jamais de concessions gratuites: s'il ne repoussait pas de prime abord la plus éclatante de toutes, c'était que cette condescendance, peut-être apparente, pouvait le conduire à de grands, à d'extraordinaires avantages. L'Égypte était pour lui ce qu'était Constantinople pour la Russie, la position culminante; il se la réservait dans tous les cas. Mais cette conquête en nécessitait d'autres. Afin de protéger notre nouvelle colonie, il serait indispensable de lui donner pour annexe la Syrie, qui la dominait au nord, d'acquérir aussi Chypre, Candie, ces avant-postes d'Alexandrie, et de relier par une chaîne d'îles françaises l'Égypte réduite en province à la Morée délivrée par nos armes: la France n'aurait plus alors qu'à achever la conquête de l'Archipel, à mettre la main sur les échelles d'Asie Mineure, pour dominer à leur point de jonction toutes les routes maritimes de l'ancien monde et régner sur le principal carrefour du globe.

Toutefois, Napoléon ne désirait pas que les possessions ottomanes d'Afrique et d'Asie fissent dès à présent l'objet d'une attribution précise, parce qu'il n'était point fixé sur les proportions à donner au remaniement projeté, parce qu'il craignait aussi que la Russie, si la France obtenait formellement des provinces au delà des mers, ne s'en autorisât pour restreindre notre lot européen. Ce qu'il désirait, c'était que l'empereur Alexandre, concentrant son attention sur le Danube, la mer Noire et Constantinople, nous laissât la main libre en Égypte, en Syrie, dans les Échelles, nous accordât même dans ces parages le concours désintéressé de sa marine. La flotte russe de la Méditerranée n'avait pas encore regagné la Baltique; ses vaisseaux restaient dispersés entre Trieste, l'île d'Elbe et Lisbonne, inutiles, endormis sur leurs ancres, et Napoléon voyait avec douleur cette force demeurer inactive, alors que les ressorts de son énergie se tendaient principalement vers la lutte sur les mers. Il avait donc chargé Caulaincourt de demander la mise à ses ordres des vaisseaux moscovites, le pouvoir d'en disposer suivant ses convenances, de les employer comme une fraction de nos escadres. Il voulait que cette coopération lui fût assurée dès à présent, qu'elle précédât tout arrangement définitif, que la Russie, en nous prêtant sa flotte, favorisât nos opérations préliminaires autour de Corfou et de la Sicile, qu'elle concourût à la formation de cette puissante Armada destinée à recueillir les dépouilles maritimes de la Turquie et qui ne devait quitter Toulon que pour être maîtresse de la Méditerranée 337. Que si la Russie, en échange de tant de services, demandait à son tour la faculté de prendre hors du continent européen, Caulaincourt ne la lui refuserait pas; il la lui offrirait seulement loin de nous, dans le nord de l'Asie turque, lui désignerait Trébizonde, la côte méridionale de la mer Noire, et lui montrerait de ce côté le champ naturel de son expansion 338.

Note 337: (retour) Corresp., 13897.

Note 338: (retour) Rapports et lettres de Caulaincourt du 26 février au 16 mars 1808. Nous avons publié ces pièces dans la Revue d'histoire diplomatique, 1er juillet 1890.

Ainsi, que l'Euxin devienne un lac moscovite, pourvu que la Méditerranée devienne un lac français, telle paraît avoir été la pensée dominante de Napoléon. Il y ajoutait ce correctif que les deux mers pourraient toujours être séparées l'une de l'autre; il se réservait la faculté d'isoler l'Euxin, le cas échéant, et c'était dans cette vue qu'il proposait la création à Constantinople d'un État intermédiaire, constitué gardien des Détroits et chargé de les fermer à la Russie. Si cette puissance voulait à tout prix Constantinople, l'occupation des Dardanelles, où s'élèverait un établissement destiné à clore la Méditerranée dans l'Est, remplirait sous une autre forme le but de l'Empereur. La Russie trouverait alors à Constantinople le terme magnifique, mais définitif, de sa carrière européenne, et quand elle aurait rempli sa mission historique et providentielle, relevé et vengé la Croix sur le Bosphore, fait resplendir sous les voûtes de Sainte-Sophie les pompes du culte grec, tout auprès de sa conquête, elle se heurterait à l'avant-garde de l'Occident, postée sur le second détroit, puissamment retranchée, soutenue par les forces de la France et de l'Autriche, présentant un plus sérieux obstacle que la faible et inconsistante Turquie. Devant «ce barrage 339» elle refluerait; fortement contenue du côté de l'Europe, elle irait se répandre en Asie, où Napoléon lui indiquait et lui ouvrait la voie. Ainsi s'explique la phrase prononcée plus tard devant M. de Narbonne et dont les deux parties paraissent au premier abord s'exclure: «J'ai voulu refouler amicalement la Russie en Asie: je lui ai offert Constantinople 340.» Par un prodigieux détour, par la voie de l'alliance russe, Napoléon se rapprochait du point où Talleyrand avait voulu le conduire par les chemins de l'alliance autrichienne. Quelques satisfactions d'orgueil, d'imagination, qu'il réservât à la Russie, il ne la laisserait pourtant s'établir que sur le rebord oriental de la péninsule des Balkans; en lui livrant les embouchures du Danube sans la Serbie, la côte bulgare sans les parties centrales de la Roumélie, Constantinople peut-être, mais sans les Dardanelles, il la placerait dans une position stratégiquement inférieure à celle de l'Autriche, fortement installée au cœur de l'ancienne Turquie; poussant à la fois les deux empires vers l'Est, il les rejetterait l'un sur l'autre et finirait par diriger le premier dans une voie où il se trouverait un jour en contact, c'est-à-dire en lutte avec l'Angleterre. Ainsi s'établirait un conflit permanent entre les trois puissances que nous avions à combattre ou à redouter, et le recul simultané de nos deux rivales du continent, en dégageant le terrain devant nous, laisserait la France arbitre de l'Europe et reine de la Méditerranée.

Note 339: (retour) Mémorial, 10-12 mars 1816.

Note 340: (retour) Villemain, 178.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches NAPOLÉON ET ALEXANDRE I.