I - Tandis que Napoléon, après avoir réglé le rôle et le langage de Caulaincourt, se préparait enfin à accréditer ...

Tandis que Napoléon, après avoir réglé le rôle et le langage de Caulaincourt, se préparait enfin à accréditer en sa personne un représentant régulier auprès de la cour amie, Alexandre le prévenait dans cette démarche de politique et de courtoisie. M. de Caulaincourt devait partir le 10 novembre; le 6, le comte Tolstoï remettait à Fontainebleau ses lettres de créance: il était qualifié d'ambassadeur extraordinaire, et c'était la première fois, depuis la Révolution, qu'un Russe paraissait en France sous ce titre imposant.

Avant de fixer son choix, Alexandre avait passé par les mêmes perplexités que Napoléon. Si la tâche de cultiver et de faire fructifier à Pétersbourg l'alliance de Tilsit était parmi les plus délicates que l'empereur des Français pût confier à l'un de ses sujets, représenter le Tsar auprès du cabinet des Tuileries n'offrait guère moins de difficultés; elles étaient, il est vrai, d'un ordre tout différent, et même pouvait-on dire que l'ambassadeur de Russie en France, pour réussir, devait fournir avec l'ambassadeur de France en Russie un parfait contraste. Il fallait que ce dernier fût avant tout homme du monde; il était nécessaire que le premier ne le fût pas trop. Loin de conquérir et de gouverner les salons, il devait éviter de les trop fréquenter. En effet, si l'un des devoirs de notre ministre à Pétersbourg était de se concilier personnellement l'aristocratie du pays, afin de la ramener à la France, l'écueil le plus redoutable pour l'envoyé moscovite était de se lier trop particulièrement à Paris avec la société d'ancien régime et d'en subir l'influence. Les hôtels du faubourg Saint-Germain, où l'opposition mondaine tenait discrètement ses assises, s'ouvraient volontiers devant les ministres étrangers, et ceux-ci y venaient avec d'autant plus de plaisir que, dans ce milieu, leurs sympathies, leurs goûts, leurs préjugés se sentaient à l'aise; c'était là seulement qu'ils retrouvaient, dans la capitale transformée, le ton et les manières qui régnaient à leur cour et que l'ancienne France avait apprises à l'Europe. S'il se laissait prendre au charme de cette société frondeuse, le plénipotentiaire russe risquait de déplaire à l'Empereur; de plus, il recevrait des impressions défavorables à l'ordre nouveau, le verrait avec des yeux d'émigré, et sa défiance systématique aigrirait promptement les rapports. La conduite antérieure de M. de Markof, qui, se rendant personnellement odieux au Premier consul par ses fréquentations et ses intrigues, avait hâté la rupture, offrait à cet égard un fâcheux précédent, et le retour des mêmes faits semblait d'autant plus à craindre que le corps des diplomates russes n'offrait aucun partisan avéré de l'alliance napoléonienne.


À défaut d'un ambassadeur bien pensant, Alexandre se réduisit à en souhaiter un chez lequel la docilité pût suppléer à la conviction, et cette pensée le conduisit à chercher dans le haut état-major de ses armées. On pouvait croire qu'un militaire, disposé par métier à l'obéissance passive, ne discuterait pas ses instructions et les exécuterait à la manière d'une consigne. Ce fut le lieutenant général comte Tolstoï, frère du grand maréchal, qui parut offrir à cet égard les meilleures garanties. Le comte Pierre Tolstoï avait fourni la plus grande partie de sa carrière à l'armée; son passé et ses opinions ne permettaient point de le ranger parmi nos amis, mais il ne s'était jamais affilié à aucune des coteries politiques qui divisaient la société de Pétersbourg, vivait à l'écart des partis, et cette réserve semblait de bon augure pour la conduite qu'il tiendrait à Paris. Son abord était froid, peu engageant, son maintien sévère, mais ses défauts ne pouvaient-ils, dans les circonstances présentes, devenir des qualités? Un homme de brillants dehors, un causeur aimable, eût été immédiatement recherché et peut-être accaparé par les salons; Pierre Tolstoï paraissait rassurant à cet égard. En même temps, sa tenue correcte d'officier général, sa réputation de brave militaire, ses manières simples, sa physionomie ouverte pouvaient plaire à Napoléon, qui détestait par-dessus tout l'intrigue de cour et de société. Peut-être ce soldat rigide, pourvu qu'on lui traçât sa ligne avec précision, réussirait-il mieux qu'un diplomate de carrière à gagner la confiance de l'Empereur et à s'assurer auprès de lui des accès familiers.

Le comte Tolstoï reçut dans ses terres l'offre de l'ambassade; il en fut ému, presque consterné, hésita à assumer cette charge, partagé entre ses habitudes de soumission et sa répugnance pour un fardeau auquel il se jugeait impropre. On assure que la comtesse, très hostile à la France, le supplia de refuser, et que cette opposition domestique troubla fort un homme façonné à tous les genres d'obéissance 240. À la fin, se résignant, Tolstoï accepta l'ambassade comme un service commandé. Dans les derniers jours d'août, il était à Pétersbourg et officiellement désigné pour le poste de Paris: «Voilà mon ambassadeur arrivé, dit un jour le Tsar à Savary; vous allez le voir, c'est un galant homme qui a toute ma confiance et que j'envoie à l'Empereur, comme l'homme que je trouve lui mieux convenir. Je vais vous parler avec franchise (prenant la main du général): vous êtes un de nos amis et il faut que vous me rendiez service. J'ai le plus grand désir que le comte Tolstoï réussisse chez vous; j'éprouverais une peine mortelle s'il ne plaisait pas à l'Empereur, et je serais fort embarrassé pour le remplacer. J'attends donc de vous, général, que vous écrirez pour lui et que vous lui faciliterez les moyens de se mettre là-bas, dès en arrivant, comme il convient pour ne point être désagréable et cependant être rapproché autant que possible de l'Empereur. Je sais que votre étiquette permet que tous les ambassadeurs soient invités aux chasses et aux manœuvres de l'Empereur; je vous avoue que je désire beaucoup cela pour le comte Tolstoï, parce qu'à la chasse il arrive souvent que l'Empereur, pensant aux affaires, laisse là les chasseurs pour s'en occuper, et c'est dans de telles occasions que mon ambassadeur pourra trouver l'occasion de lui parler. Enfin, il y a mille petits moyens de ce genre qui souvent resserrent mieux les liaisons que toutes les formes officielles, qui sont si fatigantes. Écrivez donc à vos camarades et demandez-leur leur amitié pour Tolstoï. Dites à Duroc et à Caulaincourt 241 que je recommande beaucoup à mon ambassadeur de les voir souvent, et je compte sur eux et leur amitié pour lui 242.»

Note 240: (retour) La haute société s'égaye aux dépens de madame de Tolstoï: grande, maigre, peu d'usage du monde, sans maintien, sans esprit, mais dominant cependant son mari, c'est ainsi qu'on la peint.» On dit de Pétersbourg, 13 janvier 1808.

Note 241: (retour) Alexandre ignorait encore que M. de Caulaincourt allait être nommé ambassadeur auprès de lui.

Note 242: (retour) Rapport du 23 août 1807.

Aux précautions que prenait le Tsar pour ménager à Tolstoï un accueil favorable, pour lui assurer à l'avance des relations et aussi des conseils, il est aisé de juger que sa confiance dans l'habileté de son envoyé n'était point sans limites. Il l'avait choisi faute d'un meilleur, et, s'il espérait que la personne du comte ne déplairait pas, il n'entendait guère mettre à l'épreuve ses talents de négociateur. Aux yeux d'Alexandre, une seule question, celle des rapports avec la Turquie, restait à trancher avec la France; elle présentait, il est vrai, une importance capitale, mais il est sans exemple qu'une grande négociation se soit menée en partie double et à la fois auprès des deux cours intéressées. Elle ne marche, n'aboutit, qu'à la condition de se poursuivre sur une scène unique et que tout se passe entre l'un des gouvernements et le représentant autorisé de l'autre puissance. Alexandre avait entamé la question d'Orient avec Savary, il comptait que notre nouvel ambassadeur apporterait réponse à ses ouvertures et posséderait pleinement le secret de la France; il se persuadait donc que l'accord se conclurait par l'intermédiaire de cet envoyé et que son propre agent n'aurait à prendre aucune initiative. Les instructions de Tolstoï, antérieures à la rupture avec l'Angleterre et aux prétentions que la Russie s'était jugée en droit d'émettre après cette démarche, retardaient sur les événements; au sujet des provinces turques, elles ne prescrivaient à l'ambassadeur que des insinuations. Le principal débat ainsi soustrait à sa compétence, sa tâche en paraissait considérablement allégée et simplifiée. Les seules affaires dont il aurait à procurer la solution se rapportaient à l'exécution des articles du traité non relatifs à l'Orient et surtout à l'évacuation des provinces prussiennes.

Sur ce point, comme sur les autres, Alexandre ne prévoyait pas de difficultés sérieuses. Sans doute, il avait été frappé des retards apportés au retrait de nos troupes; sensible aux souffrances de ce pays, aux doléances de son gouvernement, il désirait sincèrement abréger les unes et s'épargner les autres; toutefois, ignorant la connexité que l'Empereur établissait entre le sort de la Silésie et celui des Principautés, persuadé qu'il s'agissait seulement pour la Prusse de subir plus ou moins longtemps une occupation transitoire, il n'entendait pas se brouiller à ce sujet avec Napoléon. S'il avait donc signalé à Tolstoï la libération de la Prusse «comme un point auquel il attachait la plus haute importance», et s'il lui avait recommandé de la hâter par ses instances, il lui avait prescrit en même temps de garder dans toutes ses démarches la mesure compatible avec le but essentiel de sa mission, qui était de cimenter l'accord et la confiance 243.

Note 243: (retour) Instructions de Tolstoï. Archives de Saint- Pétersbourg.

Cette réserve formellement exprimée dans ses instructions, il semble que Tolstoï ait omis de la lire, ou que du moins, dérogeant du premier coup à ses principes d'obéissance militaire, il ait résolu de la considérer comme non avenue, pour s'attacher exclusivement aux lignes qui la précédaient. Les soins à prendre pour le rétablissement de la Prusse lui parurent la grande affaire du moment, la seule véritablement digne de sa sollicitude. Étranger aux rêves grandioses qui hantaient Alexandre et Roumianstof, il n'éprouvait point l'effet de captivant mirage que les contrées du Levant produisent d'ordinaire sur les imaginations russes, et ce qu'on peut appeler la fièvre orientale ne l'avait pas touché. À son avis, un péril redoutable menaçait son pays; c'était celui qui s'était révélé à ses yeux, évident et tangible, pendant la guerre, contre lequel il avait combattu dans les plaines de Pologne, à savoir l'extension démesurée de la puissance française en Europe et surtout en Allemagne. Pour relever au plus vite une barrière entre les deux empires, pour rendre à la Russie un boulevard, il aspirait à reconstituer la Prusse, et il quitta Pétersbourg avec la volonté d'y travailler de son mieux.

Un incident de son voyage acheva de le dévouer à cette œuvre, en y intéressant ses plus intimes sentiments. Passant à Memel, il y rendit ses devoirs à la famille royale de Prusse; il put la contempler dans l'excès de son infortune. Sans pouvoir, sans provinces, sans argent, Frédéric-Guillaume et la reine Louise assistaient impuissants au martyre de leurs peuples. À de poignants souvenirs, aux inquiétudes pour l'avenir, à une lutte contre des prétentions sans cesse renaissantes, le manque de ressources matérielles s'unissait pour les torturer; c'était la gêne, presque la pauvreté; afin de leur venir en aide, Alexandre était obligé de leur faire passer, sous couleur d'attentions et de souvenirs, des objets d'habillement et des cadeaux utiles: «Ces malheureux, disait-il, n'ont pas de quoi manger 244.» L'aspect de cette grandeur humiliée, de ce monarque abreuvé d'amertumes, de cette souveraine dont la beauté survivait à toutes les épreuves et rayonnait au sein du malheur, émurent profondément l'âme royaliste de Tolstoï et lui inspirèrent le plus tendre intérêt. Il y puisa un redoublement de ferveur pour la cause des Hohenzollern, qui se confondait à ses yeux avec celle de toutes les dynasties légitimes, et cet ambassadeur de Russie résolut de s'ériger à Paris en représentant officieux et bénévole de la Prusse: il eût été difficile d'imaginer chez lui des dispositions aussi diamétralement opposées à celles qu'eût souhaitées Napoléon.

Note 244: (retour) Thiers, VIII, 436. Le 29 novembre 1807, Frédéric-Guillaume terminait une lettre à Alexandre par ce post-scriptum: «Que Votre Majesté me permette de lui témoigner toute ma reconnaissance pour la charmante attention qu'Elle a eue de m'envoyer les beaux panaches.... Hassel, 369.

L'Empereur lui fit grand accueil; c'était une manière de reconnaître l'hospitalité prévenante dont jouissait Savary; il était d'ailleurs de notre politique, non seulement de resserrer, mais d'afficher l'alliance russe. Voici en quels termes M. de Champagny raconte à Savary la réception de l'envoyé moscovite: «Cette audience, dit-il, qui a eu lieu le 6 de ce mois, a été remarquable par la grâce et la bonté avec lesquelles Sa Majesté a reçu l'ambassadeur de Russie. On a remarqué l'attention délicate qui a porté l'Empereur à mettre sur son habit le cordon de Saint-André, qu'il a gardé toute la journée, et la cour ainsi que le public de Fontainebleau, qui est admis au spectacle de la cour, ont fait le soir, lors de la représentation de Manlius, une grande attention à ce témoignage public et distingué de la considération de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre. M. de Tolstoï a été admis au cercle particulier de l'Impératrice, ce qui n'est pas l'usage à l'égard des ambassadeurs ni des étrangers, et a eu l'honneur de faire sa partie avec Sa Majesté. Il a occupé l'appartement qu'on lui avait préparé au palais, il jouit de tous les privilèges de la cour, est admis au lever et ce matin a suivi l'Empereur à la messe. Cela a excité la jalousie des autres ambassadeurs 245.»

Un cadeau vraiment impérial couronna ces prévenances. Napoléon voulut pourvoir désormais au logement des ambassadeurs russes dans sa capitale, et voici, s'il faut en croire un récit qui eut cours à Pétersbourg, la manière dont il s'y prit: «Murat, dit-il un jour au grand-duc de Berg, combien vous coûte votre hôtel rue Cérutti?--Quatre cent mille francs.--Mais je ne parle pas des quatre murs; j'entends l'hôtel et tout ce qu'il contient, meubles, vaisselle, etc.--Dans ce cas, Sire, c'est un million qu'il me coûte.--Demain, on vous payera cette somme: c'est l'hôtel de l'ambassadeur russe 246.»

En réponse à ces distinctions sans précédent, quelle fut l'attitude de Tolstoï? «Il a été un peu intimidé, écrivait Champagny à propos de la première audience impériale, comme doit l'être un homme d'un sens droit qui paraît pour la première fois devant un grand homme d'un génie si supérieur, mais le ton de bonté et d'affabilité de l'Empereur l'a bientôt rassuré 247.» Malgré l'optimisme de la prose officielle et ses explications consolantes, on devine que la froideur du Russe avait mal répondu à la bienveillance de son interlocuteur. Quelques lignes plus loin, le ministre en fait presque l'aveu:

Note 245: (retour) Champagny à Savary, 8 novembre 1807.

Note 246: (retour) Joseph de Maistre, p. 277.

Note 247: (retour) Champagny à Savary, 8 novembre 1807.

«Je ne sais, dit-il, s'il a senti tout le prix de l'accueil extraordinaire que lui a fait l'Empereur autant que l'aurait fait un homme étant dans la carrière diplomatique et habitué à mettre du prix aux plus légères circonstances.» Et bientôt, dans une dépêche postérieure, Champagny est obligé de convenir que l'Empereur n'a point trouvé en M. de Tolstoï «l'homme qu'il désirait, avec qui il pût causer 248». En effet, le mutisme respectueux, mais décourageant, dont Tolstoï s'était montré affligé à ses débuts, persistait et devenait chronique. À toutes les avances de Napoléon, il opposait un visage glacé. Au cercle de cour, l'Empereur s'adressait-il à lui en termes qui semblaient provoquer une conversation suivie, il balbutiait quelques réponses pénibles, évitait toute parole qui pût nourrir l'entretien, et laissait le monarque passer mécontent. D'autres fois, on le voyait éviter les regards qui venaient à lui, se reculer avec embarras, s'effacer dans la foule des courtisans, et sa grande préoccupation semblait être de se dérober à la faveur.

Note 248: (retour) Champagny à Caulaincourt, 2 février 1808.

Avec les personnages de la cour et du gouvernement, ses manières n'étaient pas moins étranges. Chez lui, rien qui dénotât l'espoir d'une intimité durable entre les deux États et le désir d'y contribuer, rien qui sentît l'ambassadeur d'une puissance amie. On eût dit plutôt d'un parlementaire envoyé au quartier général ennemi un soir de bataille malheureuse. Ce messager mesure toutes ses paroles, présente un front grave, douloureux, impénétrable, et s'efforce avant tout de sauvegarder sa dignité de vaincu: tel était le modèle d'après lequel Tolstoï semblait s'être composé un rôle. S'il se livrait à quelques épanchements, ils étaient plus menaçants que son silence; ses discours devenaient alors belliqueux et sentaient la poudre. Un jour, après avoir assisté à une chasse impériale, il revenait en voiture avec le maréchal Ney et le prince Borghèse. Pendant la route, il ramena la conversation avec persévérance sur des sujets militaires, puis, s'échauffant, se mit à vanter les armées russes et fut sur le point de les déclarer invincibles; il attribuait leurs revers au hasard de circonstances malheureuses, à des ordres mal interprétés; il finit par laisser percer l'espoir d'une revanche. Ney, peu endurant de sa nature, releva vivement ces propos; l'entretien prit un tour véhément, et le bruit d'un duel possible entre l'ambassadeur de Russie et un maréchal d'Empire se répandit de toutes parts 249.

Note 249: (retour) Champagny à Caulaincourt, 2 février 1808.

Ces sorties déplacées, alternant avec une réserve hautaine, trahissaient de plus en plus chez Tolstoï l'impossibilité de se plier à la conduite qui lui avait été dictée. Ce soldat ponctuel devenait un diplomate indiscipliné. Trompant les espérances d'Alexandre, dépassant ses craintes, non content d'apporter en France toutes les haines, toutes les rancunes de l'aristocratie russe, il ne prenait point la peine de les dissimuler et se disposait à apporter dans sa manière d'observer, de négocier, l'hostilité préconçue qui éclatait dans son attitude.

Ses premières impressions en France, l'esprit de son entourage, loin d'affaiblir en lui ces tendances, les accrurent. L'ambassade russe ne se plaisait guère dans sa nouvelle résidence, quelque soin qu'on prît pour la lui rendre agréable. Insensible à l'aspect de puissance et de force que présentait la France, car cette grandeur avait été conquise en partie aux dépens de son pays, elle goûtait peu les attraits de la société officielle. C'était pourtant l'un des instants où Napoléon se soit le plus préoccupé de rechercher les pompes mondaines et de tenir une cour. À Fontainebleau, dont le séjour fut particulièrement brillant cette année, il y avait un défilé incessant de visiteurs illustres, d'hôtes princiers, un hommage constant de l'Europe à l'Empereur. La charmante demeure des Valois, restaurée suivant le goût du jour, décorée avec un luxe sévère et romain, avait retrouvé toute son animation, et chaque jour voyait se succéder des plaisirs à heure fixe, réceptions officielles, représentations théâtrales, fêtes magnifiquement et militairement ordonnées, parties de chasse où les femmes elles-mêmes portaient un uniforme réglementaire, coquet et seyant à la vérité, et où figuraient des escadrons d'amazones arborant chacun leurs couleurs distinctives 250. Les Russes admiraient ces spectacles, mais trouvaient que l'éclat n'en sauvait pas toujours la monotonie, et que la nouvelle cour n'avait su emprunter à l'ancienne ce qui en faisait le charme inimitable, l'aisance dans le bon ton. Revenaient-ils à Paris, il leur semblait que les personnes attachées au gouvernement y étaient en général peu accueillantes; ils se plaignaient «qu'il n'y eût pas à Paris deux ou trois maisons ouvertes comme celle de M. le prince de Bénévent, où l'on soit sûr de trouver du monde, une maîtresse de maison aimable, prévenante, et un bon souper après le spectacle»; ils trouvaient que «cela manquait tout à fait à Paris 251». À défaut d'une société organisée suivant leurs goûts, ils cherchaient ailleurs leurs plaisirs et passaient leurs soirées chez mademoiselle George, «l'héroïne de la légation russe 252».

Note 250: (retour) Voy. les Mémoires de madame de Rémusat, III, 227-245.

Note 251: (retour) Nouvelles et on dit de Pétersbourg, 29 janvier 1808.

Note 252: (retour) Id.

D'allures plus posées, leur chef ne résistait pas à la tentation de fréquenter les salons royalistes; là, il n'intriguait pas, mais écoutait, observait, recevait le ton sans le donner, et les discours qu'il entendait, roulant d'ordinaire sur l'ambition et le despotisme de Napoléon, redoublaient ses méfiances contre l'homme et le régime. Se tenant désormais à l'égard du gouvernement impérial sur un perpétuel qui-vive, il en vint à flairer un piège dans toutes les paroles qu'il en recevait et à les interpréter dans le sens de ses préventions. Non dépourvu de finesse, mais dominé par une haine qui faussait sa perspicacité, s'il devina vite quelques-unes des intentions de l'Empereur, il se mit gratuitement à lui en supposer d'autres.

Dès qu'il s'était rencontré avec Champagny, il avait entamé très vivement la question prussienne. Les réponses évasives du ministre le mécontentèrent et lui parurent l'indice d'une arrière-pensée. Dans sa première conversation avec l'Empereur, il aborda le même sujet et se montra très différent de ce qu'il paraissait d'ordinaire; dépouillant son embarras pour ne conserver que sa raideur, il demanda carrément l'évacuation de la Prusse, osant dire que la Russie ne pourrait s'estimer en paix avec la France tant que la première condition du traité resterait inaccomplie. Napoléon essaya d'abord de se dérober à une réponse: Pourquoi, disait-il à Tolstoï avec une familière rondeur, s'intéresser tant au roi de Prusse, allié incommode et peu sûr? «Il vous jouera encore de mauvais tours 253.» D'ailleurs, la France se prépare à évacuer, les troupes sont en marche; mais le général Tolstoï est trop au courant des choses du métier pour croire que de pareilles opérations puissent s'exécuter à la minute: «on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac 254.» Tolstoï ne se rendant pas à ces raisons et insistant davantage, l'Empereur, poussé à bout, désireux d'ailleurs de pressentir le gouvernement russe et de le préparer à de plus précises ouvertures, ne se refusa pas à soulever le voile dont s'enveloppaient ses plans; à grands traits, il esquissa les trois combinaisons possibles, affirmant qu'il ne disputerait point à la Russie les satisfactions, fussent les plus éblouissantes, pourvu qu'on le laissât libre de choisir ses dédommagements.

Tout d'abord, il se déclara prêt à évacuer la Prusse, si la Russie se retirait des Principautés; l'exécution intégrale et réciproque du traité était son premier vœu. «Il me dit, expose Tolstoï dans son rapport, que lui ne voyait aucun avantage pour la France au démembrement de l'empire ottoman, qu'il ne demandait pas mieux que de garantir son intégrité, qu'il le préférait même, ne se souciant guère de l'Albanie et de la Morée, où il n'y a, comme il prétend, que des coups et de l'embarras à gagner; cependant, que si nous tenions infiniment à la possession de la Moldavie et de la Valachie, il s'y prêterait volontiers et qu'il nous offrait le thalweg du Danube, mais que ce serait à condition qu'il pût s'en dédommager ailleurs. Je le pressai de m'apprendre ce qu'il entendait par là et où il comptait prendre ses compensations. Il voulut éluder toute explication là-dessus, mais mes instances devenant toujours plus pressantes et l'ayant presque mis au pied du mur par l'observation que, lui connaissant les agrandissements que nous désirons, il était on ne peut pas plus juste que nous fussions également instruits de ceux qu'il convoitait, il me dit, après avoir hésité quelque temps et comme faisant un grand effort: Eh bien, c'est en Prusse. Il consent même à un plus grand partage de l'empire ottoman, s'il pouvait entrer dans les plans de la Russie. Il m'autorise à offrir Constantinople, car il assure n'avoir contracté aucun engagement avec le gouvernement turc, et de n'avoir aucunes vues sur cette capitale. Cependant, dans cette supposition, il ne saurait mettre les intérêts de la France tout à fait de côté ni s'expliquer d'avance sur les vues qu'ils commanderaient. Ainsi il propose d'évacuer les pays restitués à la Prusse par le traité de Tilsit, si nous renonçons à nos vues sur la Modalvie et la Valachie. Dans le cas contraire, il nous accorde le thalweg du Danube contre une compensation aux dépens de la Prusse. Dans la troisième supposition, qui annoncerait un entier démembrement de la Turquie européenne, il consent à une extension pour la Russie jusqu'à Constantinople, cette capitale y comprise, contre des acquisitions sur lesquelles il ne s'est point expliqué 255.»

Note 253: (retour) Tolstoï à Roumianstof, 26 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

Note 254: (retour) Id.

Note 255: (retour) Tolstoï à Roumianstof, 26 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg. Les rapports de Tolstoï sont écrits en français, comme toutes les pièces diplomatiques de l'époque. M. le général Schilder en a publié une partie en russe. (Archive russe, janvier 1890.)

En jetant brusquement dans l'entretien le nom de Constantinople, avec des réserves qui laissaient à la proposition quelque chose de vague et d'incertain, on peut croire que Napoléon avait voulu surtout éprouver et tenter Tolstoï, essayer sur lui l'effet d'un mot magique; peut-être aussi voulait-il voir jusqu'où allaient les ambitions de la Russie, si cette puissance serait disposée à tout admettre de sa part pour obtenir Constantinople, à lui abandonner l'Europe au prix d'une ville. Mais Tolstoï, à l'aspect de la radieuse vision que l'on évoquait à ses yeux, ne tressaillit point; il garda son sang-froid et, s'il transmit à sa cour les offres impériales, ce fut en y ajoutant un commentaire de sa façon. Rapportant tout à son idée fixe, il avait surtout relevé dans le langage de Napoléon ce qui avait trait à la Prusse. Il ne doutait plus que l'exécution du traité au profit de cette puissance ne fût suspendue de propos délibéré, et partant de cette donnée juste, son imagination en tirait des conséquences inexactes ou singulièrement exagérées. Rapprochant les déclarations de l'Empereur de bruits recueillis à la légère, admis sans contrôle, il arriva à la conviction que Napoléon avait arrêté en principe le démembrement total de la Prusse. Cette prétendue découverte l'émut au plus haut point, et il crut de son devoir de sonner l'alarme.

Prenant un ton de révélateur, il se hâta de signaler à sa cour non seulement la Silésie, mais Berlin et le cours de l'Oder comme l'objet immédiat de nos convoitises. D'après lui, ces pays avaient été destinés tout d'abord à arrondir le royaume français d'outre-Rhin, l'apanage de Jérôme; ce projet allait s'exécuter, quand la fermeté de l'envoyé russe avait fait réfléchir Napoléon; et Tolstoï, à l'appui de son dire, citait les plus invraisemblables scènes: «Monsieur Jérôme, écrivait-il, avait la promesse positive de Berlin, avec une extension jusqu'à l'Oder pour son royaume de Westphalie. Au sortir de mon audience particulière, l'Empereur le fit venir et lui déclara tout net qu'il ne fallait pas y songer; mais, comme il lui arrive souvent de regimber, il osa insister et s'appuyer de la parole impériale qu'on lui avait donnée. Il s'ensuivit entre les deux frères une scène des plus violentes, qui se termina par le renvoi de Jérôme, obligé de partir ce matin pour Cherbourg, sous prétexte d'une commission de l'Empereur 256.»

Note 256: (retour) Tolstoï à Roumianstof, 26 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

À défaut d'un frère, au dire de Tolstoï, ce sera un vassal de Napoléon qui recueillera les dépouilles de la Prusse; le grand-duché de Varsovie est actuellement désigné pour en recevoir la meilleure part. Le conquérant achèvera ensuite de reconstituer la Pologne avec les provinces occidentales de la Russie; l'anéantissement de la Prusse n'est qu'un moyen pour lui d'atteindre l'empire qu'il traite en allié et leurre par de fallacieuses promesses. Loin de favoriser la Russie, il veut la refouler dans ses anciennes limites, en faire une puissance asiatique, l'exiler dans l'Est, la rejeter sur la Perse et les Indes, en attendant qu'il puisse la bouleverser de fond en comble. Tout décomposer, tout abattre autour de lui, afin de régner sur l'Europe en ruine, tel est son but; il a déclaré que sa dynastie serait bientôt la plus ancienne du continent, et se tiendra parole 257.

Note 257: (retour) Tolstoï à Roumianstof, 26 octobre-7 novembre, 22 novembre-4 décembre, 27 novembre-9 décembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

Ce fut à développer ces effrayantes perspectives que Tolstoï consacra son premier courrier. Il le fit en termes pathétiques, sur un ton de sincérité parfaite, d'alarme profonde, suppliant qu'à Pétersbourg on ouvrît les yeux, qu'on prît des mesures de défense et de salut. Non content d'exprimer ses terreurs dans plusieurs rapports, il en fit l'objet d'une lettre particulière à Roumianstof, et ses communications, expédiées précipitamment à Pétersbourg, y devancèrent M. de Caulaincourt. Ainsi, par un concours de circonstances inattendues et fâcheuses, l'idée de faire entrer une partie de la Prusse en compensation avec les provinces roumaines, au lieu d'être transmise à Alexandre avec les ménagements convenables, à titre de simple proposition, lui était découverte brutalement; elle lui arrivait par la bouche d'un ennemi de la France, travestie, amplifiée, présentée sous l'aspect d'une décision irrévocable, transformée en projet mûrement médité contre la foi des traités, l'existence d'un État indépendant et la sûreté de la Russie.

En lisant les dépêches de Tolstoï, Alexandre ne se défendit point d'un mouvement de surprise et d'émotion. Il interrogea Savary; à ce moment, le malheur voulut que celui-ci eût été chargé, le cas échéant, de préparer les voies à la proposition dont Caulaincourt était porteur; il ne put donc opposer aux questions du Tsar une dénégation absolue. À la suite de ses demi-confidences, Alexandre se sentit porté à croire que Tolstoï avait vu juste et que la suppression de la Prusse entrait dans les vues de Napoléon. Sa pitié envers cette nation se révolta, en même temps que se réveillaient toutes ses craintes à l'endroit d'un génie effréné et destructeur: il sentit chanceler sa foi dans l'alliance française et douta de son œuvre. Il fit écrire aussitôt à Paris pour rappeler à Napoléon les entretiens de Tilsit, voulut qu'on montrât en Orient et non ailleurs la compensation désignée de la France et, pour la première fois, que l'on proposât nettement le partage de la Turquie 258. Vainement Savary expliqua-t-il que le projet de l'Empereur visait uniquement une province et non l'ensemble de la monarchie prussienne, qu'il demeurait éventuel, subordonné à l'assentiment de la Russie, destiné à faciliter les desseins de cette cour; Alexandre demeura sous une impression de méfiance, prévenu contre toute proposition où la Prusse serait appelée à de nouveaux sacrifices, et lorsque Caulaincourt arriva enfin à Pétersbourg, le 17 décembre, loin que le terrain eût été aplani devant ses pas, il se trouva qu'une haine diligente y avait accumulé les obstacles.

Note 258: (retour) Roumianstof à Tolstoï, 26 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

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