AVERTISSEMENT

Erckmann-Ghatrian a raconté les horreurs de la guerre allemande en France. Fritz Reuter a raconté les misères de l'occupation française en Allemagne. Notre romancier national a déployé dans ses récits une patriotique indignation. Fritz Reuter témoigne plus de malicieuse bonhomie que de colère. C'est cette bonhomie qui fera trouver grâce à ce petit livre devant le public français. Quant aux esprits sérieux, ce roman leur fournira ample matière à réflexion : l'homme, dont les passions brutales sont déchaînées en temps de guerre, est paltout le même. C'est donc la guerre qu'il faut supprimer, puisqu'on ne peut supprimer l'homme. Vérité banale, dira-t-on. — Vérité? Oui. Banale?
Je le voudrais. Mon pays natal ne serait pas entre les mains de l'étranger, et les Alsaciens ne seraient pas placés entre les deux termes de ce dilemme affreux : renoncer au foyer où ils sont nés, au cimetière oli dorment leurs pères, — ou souhaiter que l'on verse, au profit de leur cause, de nouveaux torrents de sang.
Fritz Reuter est né, le 7 novembre 1810, dans la petite ville de Stavenhagen (Stemhagen, en bas-allemand), dans le Mecklembourg-Schwérin, non loin des frontières prussiennes. Il n'avait que douze ans lorsque sonpèrele conduisit à Brunswick, à la condition qu'il prendrait des notes durant son voyage, et qu'il les rédigerait à son retour, pour l'édification du bailli Weber, son parrain. Ce petit écrit révèle déjà les qualités maîtresses qui distingueront plus tard le poète : style pittoresque, finesse d'observation, bonhomie malicieuse.
La mère de Fritz Reuter, retenue sur une chaise longue par une paralysie, eut une influence puissante sur le développement intellectuel et moral de son fils; elle lui apprit à aimer les grands poètes allemands. L'oncle Herse — un oncle de fantaisie — que le lecteur connaîtra à fond lorsqu'il aura lu ce volume, eut aussi sa part dans l'éducation de son neveu: cet ingénieux personnage lui donna le gout de la peinture et du dessin. L'oncle Herse — l'oncle, à la mode de Stemhagen, de tous les marmots des environs — n'était lui-même qu'un grand enfant; il construisait de splendides cerfs-volants; il excellait à imiter sur son violon le chant des oiseaux; il racontait à ses jeunes camarades des romans surprenants qu'il tirait de son cerveau, demeure de prédilection de la folle du logis. A ce régime bizarre, notre poète en herbe eilt risqué gros jeu. Très heureusement pour lui, son père ne ressemblait en rien à l'oncle Herse. C'était un homme sérieux, sévère, sombre même, né pour les fonctions publiques. Maire de Stavenhagen de 1805 à 1845, il fut le bienfaiteur de cette petite ville isolée du monde entier, où il n'y avait ni routes, ni commerce, ni industrie, où le proVincialisme allemand régnait en souVerain absolu. Son fils raconte lui-même que, malgré la terrible misère de cette époque, il n'y avait, grâce à son père, pas un pauvre dans sa ville natale. Un pareil homme ne pouvait pas abandonner son enfant à des mains imprudentes; il n'épargna rien pour lui donner une solide instruction.
Je passe, à mon grand regret, sur ces premières années d'enfance et de jeunesse, fécondes en incidents plaisants ou touchanta. Je renvoie ceux qui seront curieux de lire en détail la biographie de Fritz Reuter à l'excellente notice placée en tête de ses œuvres complètes par M. Adolphe Wilbrandt.
Après avoir fréquenté plusieurs universités allemandes, et pris part aux « meetings », aux repas tumultueux, aux luttes ardentes des étudiants divisés en deux camps hostiles, les Arminiens et les Germains, il rentra, en 1832, à Stemhagen. Quelques mois plus tard (janvier 1833), se croyant oublié par le gouvernement ombrageux de Frédéric-Guillaume III, il se rendit à Berlin pour y continuer ses études. Il fut, bien que citoyen mecklembourgeois, brutalement arrêté et condamné à mort, puis, par faveur royale, à trente ans de prison. Il ne fallut rien moins que l'avènement au trône de Frédéric-Guillaume IV (1840) pour lui rendre la liberté. Mais sa santé s'était gravement compromise; il avait contracté, dans les forteresses et les casemates, une maladie nerveuse inguérissable.
Ainsi, il avait trente ans, il était sans position, sans fortune; courage, confiance dans la vie, tout avait sombré en lui. Que serait-il devenu, sans le dévouement de quelques amis fidèles, et sans l'affection que lui avait inspirée une jeune institutrice, mademoiselle Louise Kuntze, dont il avait fait la connaissance aux environs de Stavenhagen? On disait de lui: « A quoi sera-t-il jamais bon? » et sa fiancée elle-même, effrayée de la responsabilité qui pèserait sur elle si elle associait sa vie à celle de cet infortuné, reculait devant un ce oui »définitif. Enfin, au printemps de 1851, elle accepta cette lourde tâche. Fritz Reuter, âgé de quarante et un ans, n'avait encore rien produit, sauf quelques poésies de médiocre valeur.
A cette époque, il s'opéraun heureux changement en lui. Pendant ses longues nuits d'insomnie, il eut comme la révélation de la force créatrice qui dormait en lui. Les personnages de ses récits lui apparurent avec une telle netteté, qu'il s'écriait souvent en s'adressant à sa femme: «Regarde! tu dois les voir comme moi! Je pourrais les saisir! »
De 1851 à 1868 (décembre), il écrivit toutes ces œuvres exquises qui ont rendu son nom populaire en Allemagne, des nouvelles et des romans sous le titre singulier de « Olle Kamellen » (vieilles camomilles), plusieurs pièces de théâtre qui furent jouées à Berlin en 1858, des poèmes de longue haleine, des poésies fugitives. Il avait choisi pour sa langue littéraire le vieux patois de son pays, le bas-allemand; c'était se vouer, au début du moins, à une obscurité relative, car ce patois, très voisin de celui qui se parle en Alsace, n'est compris par personne en dehors du Mecklembourg et de la Poméranie. Mais, malgré cet obstacle matériel, sa gloire franchit bientôt les limites étroites de sa patrie. Dès 1860, à Munich, à Berlin, on apprenait le « bas-allemand » dans le seul but de pouvoir lire Fritz Reuter dans l'original. Bien mieux, il existe aujourd'hui un vocabulaire spécial destiné à faciliter aux profanes la lecture des œuvres de notre poète.
Fritz Reuter est mort le 12 juillet 1874, dans la villa qu'il s'était fait construire au pied de la Wartbourg. Sa femme, compagne fidèle des bons et des mauvais jours, esprit élevé, noble cœur, lui a survécu. Elle a publié elle-même, dans la Gartenlaube, journal illustré fort estimé en Allemagne, des renseignements biographiques intéressants sur son mari.
Les œuvres complètes de Fritz Reuter ont été publiées à Wismar, chez Hinstorff. Elles forment quinze Volumes, et en étaient, en 1877, à la quatrième édition. « En 1813 » — un des chefsd'œuvre de l'auteur a été traduit en anglais par Charles Lee Lewes.
Si le public français fait bon accueil à cette traduction française, nous tirerons pour lui quelques autres pelles du riche écrin de Fritz Reuter.

Dieses Kapitel ist Teil des Buches EN L'ANNÉE 1813